La cuisine festive des grandes foires de Bordeaux : traditions, secrets et recettes du temps passé

3 décembre 2025

Des foires bordelaises à la table : histoire d’une tradition au cœur de la ville

Comment évoquer Bordeaux sans se plonger dans l’effervescence de ses grandes foires ? Ces événements, qui rythmaient la cité du Moyen Âge jusqu’à l’entre-deux-guerres, n’étaient pas que d’immenses marchés. Les foires étaient avant tout des fêtes populaires où se mêlaient marchands venus de toute l’Europe, badauds, spectacles et, bien sûr, une abondance de spécialités culinaires qui reflétaient la richesse agricole et artisanale de la région.

Les archives de la ville l’attestent : la Foire de Bordeaux, mentionnée dès le XIIIe siècle, rassembla jusqu’à 12 000 visiteurs à la fin du XIXe siècle (voir Archives Bordeaux Métropole). Les halles temporaires et étals occupaient les places des Quinconces, de la Victoire ou de Saint-Michel, et transformaient la ville en un immense théâtre gourmand où se négociaient vins, épices, volailles, poissons et douceurs… Mais que cuisinaient et partageaient vraiment les Bordelais lors de ces grands rassemblements ?

À table pendant la foire : entre terroir, convivialité et innovation

Des produits d’exception, ferments de la créativité bordelaise

  • Volailles grassées (canards, oies pour le foie gras)
  • Gibiers des forêts du Médoc et de l’Entre-deux-Mers, souvent proposés en tourtes ou en civet
  • Lampreys et esturgeons de la Garonne
  • Serpolet, aillet, cèpes selon la saison, ingrédient des omelettes et mijotés
  • Pruneaux d’Agen, noisettes, amandes pour les desserts

La variété de produits locaux expliquait la diversité des mets. La foire était ainsi un temps d’invention culinaire, où traiteurs et cuisinières improvisaient pour des foules affamées !

La street food bordelaise d’autrefois

Bien avant le food-truck moderne, les stands éphémères de la foire vendaient :

  • La lamproie à la bordelaise : Ce plat emblématique, mijoté au vin rouge, s’arrachait autant par la noblesse que par les ouvriers. Les sources attestent que les lampreys étaient capturés à la saison des foires, tannés à vif puis cuisinés longuement avec des poireaux, oignons et croûtons grillés (Larousse Gastronomique, 2016).
  • L’entrecôte à la bordelaise : Grillée au feu de bois et servie avec une sauce riche en échalotes et vin, agrémentée parfois de moelle, elle reflétait la maîtrise des bouchers de la région.
  • Les crépinettes : Petites saucisses gourmandes à base de porc et de truffe, enveloppées dans de la crépine, grillées à la flamme sur des barbecues forains.
  • Bouillons de tripes : Servis à toutes heures pour réconforter les lève-tôt et les travailleurs de la foire.
  • Canéjules : Spécialités sucrées proches de la cannelé, vendues dans de grands paniers par les marchandes ambulantes, c’est l’ancêtre du fameux cannelé aujourd’hui exporté partout (source : L’Histoire gourmande de Bordeaux, Sud-Ouest éditions).

Focus : Les grandes recettes phares préparées à la foire

1. La lamproie à la bordelaise : un plat événementiel

  • La star des rivières : La lamproie, poisson serpentiforme, était pêchée en Garonne et Dordogne dès février. Difficile à cuisiner (elle doit être vidée, écorchée et saisie dans son propre sang pour la sauce), elle était réservée aux grandes occasions.
  • La recette classique comporte :
    • 1 lamproie de 1,5 à 2 kg
    • 1 bouteille de vin rouge de Bordeaux
    • Poireaux, oignons frais, ail, bouquet garni
    • Croûtons dorés au beurre
    • Un soupçon de jambon et de lard maigre

    La lamproie est découpée vivante, puis mijotée longuement avec légumes, vin et sang récupéré, le tout lié à la dernière minute. Selon les témoignages du XIXe siècle, une marmite pouvait nourrir 20 à 30 convives les jours de foire (Archives municipales).

2. Les tourtes de gibier et la pie bordelaise

La pie bordelaise était une tourte généreuse, mêlant pigeon, bécasse, ou lièvre à du foie gras, avec parfois des champignons des bois. Ces préparations robustes séduisaient les négociants qui bravaient la froidure pour assister aux foires de novembre et décembre. On trouve des variantes dans les recueils de recettes du XVIIIe siècle conservés à la Bibliothèque municipale de Bordeaux.

3. L’entrecôte à la bordelaise et ses dérivés populaires

Célébrée lors des foires aux bestiaux sur les quais, l’entrecôte était grillée à la braise et servie avec une réduction d’échalotes confites dans le vin. Les bouchers bordelais organisaient des concours, défiant les Parisiens qui revendiquaient la paternité de la sauce bordelaise. Astuce des chefs forains : on utilisait la moelle médicinale, abondante et bon marché lors des grandes foires d’abattage.

4. Les anguilles et poissons d’estuaire

Les pêcheurs installaient de vastes bassins sur la foire Saint-Michel, débordant d’anguilles, d’esturgeons, d’aloses. L’alose, grillée ou préparée au vin blanc, s’invitait sur les étals dès avril. L’esturgeon, jadis poisson courant de la Gironde, se dégustait en matelote, parfois fumé, et donnait, luxe suprême, le caviar bordelais (source : Musée Mer Marine).

5. Les douceurs sucrées : du canéjule au cannelé

  • Canéjules : Petits gâteaux à pâte de pain, parfumés au rhum, recouverts de sucre fondu, très présents au XIXe siècle.
  • Noisettines du Médoc : Toquées dans le sucre chaud, ces noisettes se vendaient dans de ravissants cornets colorés (voir sources : Les douceurs girondines, Sud-Ouest Gourmand).
  • Puits d’amour de Captieux : Petits choux fourrés à la crème, proposés lors des foires agricoles du sud Gironde.

Le banquet forain : le repas comme cœur de la fête

La grande tradition, pour les négociants autant que les humbles, était de se retrouver autour d’une table d’hôtes improvisée. Chaque restaurateur de foire dressait des banquettes, où officiaient des serveuses-voisines. On dégustait des plats familiaux, souvent servis à la louche, dans une atmosphère conviviale. Le repas forain suivait une partition immuable :

  1. Potage ou bouillon aux os, agrémenté de légumes et d’un trait de vin
  2. Une viande braisée sur place, accompagnée de pommes de terre ou de haricots tarbais
  3. Un dessert aux fruits locaux (raisin, poires Martin sec, prunes d’ente)
  4. Pain de campagne, moutarde de Bordeaux et fromages affinés en fin de repas

On notera que le vin coulait à flots, chaque commune viticole exhibant le sien lors de la foire aux vins nouvelle, et que les marchandes de gâteaux passaient de table en table, chantant leurs douceurs pour attirer les acheteurs.

Cuisine, foires et transformations sociales

Les grandes foires bordelaises joueront un rôle déterminant dans la démocratisation de la cuisine régionale. À force de faire découvrir les produits typiques à toutes les classes, elles populariseront la lamproie, la sauce bordelaise, le canéjule ou encore le caviar. Les commerçants étrangers, venus d’Espagne, d’Italie ou de Belgique, rapportaient aussi leurs spécialités, et des recettes comme le cassoulet de haricots tarbais (introduit par les Gascons des marchés) intègrent alors la cuisine bordelaise à grande échelle.

En outre, les métiers de bouche profitaient de la visibilité des foires pour diffuser de nouvelles techniques : la cuisson au feu vif apportée par les Auvergnats, l’usage des épices orientales, le raffinement des sauces par les cuisiniers girondins, sans oublier la pâtisserie fine, encouragée par la Compagnie des négociants dès le XVIIe siècle (Archives départementales de la Gironde).

Une vie culinaire héritée des grandes foires : comment perpétuer ces traditions aujourd’hui ?

Nombre de recettes liées aux foires sont encore célébrées lors de la Foire de La Saint-Michel (fin septembre), ou dans les tables traditionnelles girondines. Les chefs bordelais aiment revisiter la lamproie ou la tourte de gibier. Les pâtissiers réinventent le cannelé, hommage moderne au canéjule. Pour s’initier chez soi, rien de tel qu’une tourte de pigeon, une entrecôte à la moelle ou encore des puits d’amour maison.

S’envoyer en l’air au cœur des foires du passé, c’est voyager dans une cuisine d’abondance, créative, enracinée et solidaire. Le plus beau ? Cette tradition de convivialité et d’inventivité rayonne toujours sur la table bordelaise d’aujourd’hui.

Envie d’explorer ? Quelques adresses et ressources pour en savoir plus

  • Musée d’Aquitaine : archives et objets sur les marchés bordelais
  • Musée Mer Marine : expo “Poissons de la Garonne”
  • Archives Bordeaux Métropole - collections sur les foires et la vie locale
  • “L’histoire gourmande de Bordeaux”, Sud-Ouest Éditions (2022)
  • Recettes anciennes et patrimoine culinaire : Croquons la Vie, Sud Ouest Gastronomie
  • Recettes patrimoniales : carnet “Saveurs de Gascogne”, 1838, BM Bordeaux

À la prochaine virée gourmande, gardez l’esprit de ces foires festivalières et ces recettes généreuses : la gastronomie bordelaise a toujours su allier histoire, partage et fête !

En savoir plus à ce sujet :