Voyage au cœur des marchés et foires : nourrir la Gironde d’hier

9 septembre 2025

Un système alimentaire centré sur les échanges : quand la Gironde vibrait au rythme des marchés

Bien avant l’avènement des supermarchés et la standardisation de l’alimentation, l’approvisionnement quotidien en Gironde se jouait sur les places animées des marchés et dans l’effervescence des grandes foires. Pendant des siècles, ces rendez-vous incontournables structuraient à la fois la vie économique, le calendrier social et la cuisine locale : ils faisaient tourner la marmite girondine bien avant l’arrivée du train, de la conserve ou de la modernité.

Au Moyen Âge, Bordeaux – déjà puissante grâce à son port et à son vin – voyait s’organiser chaque semaine des marchés alimentaires. En 1289, lors du recensement du roi Édouard Ier d’Angleterre, sept marchés hebdomadaires étaient déjà actifs dans la ville, chacun spécialisé (blé, poissons, légumes…), tandis qu’à la campagne, chaque bourgade avait son marché rural adapté au rythme des saisons (Archives Bordeaux Métropole).

Plus qu’un simple lieu d’achat, chaque marché était une bourse d’échanges alimentaires, un pivot où se croisaient :

  • les producteurs locaux : maraîchers de la rive droite, vignerons du Médoc, éleveurs du Bazadais…
  • les artisans : boulangers, charcutiers, poissonniers…
  • les citadins à l’affût de produits frais et, parfois, rares.

L’organisation des marchés girondins : un subtil entrelacs de traditions et de réglementations

Du XII au XIX siècle, l’organisation des marchés n’était nullement improvisée. Ils étaient créés par charte royale ou privilège seigneurial, fixant les jours, le lieu et la nature des produits échangés. Bordeaux détenait environ 25 places de marché actives au XVIII siècle (Source : "La ville de Bordeaux au siècle des Lumières" de Jean-Bernard Marquette).

  • Le marché Saint-Michel, déjà florissant en 1427, s’est imposé comme le plus populaire et cosmopolite du Sud-Ouest.
  • Le marché aux Capucins, qui existe encore aujourd’hui, était surnommé "le ventre de Bordeaux" dès la Révolution.

Particularité girondine : chaque marché avait ses propres jours de marché (« le mardi à Créon, le samedi à Blaye, etc. ») pour éviter la concurrence directe et permettre aux marchands ambulants de circuler d’un village à l’autre, structurant ainsi autour de Bordeaux un véritable réseau alimentaire régional.

Quant aux foires, véritables temps forts du calendrier, elles pouvaient réunir jusqu’à 30 000 personnes sur la place de Libourne au XVIII siècle (La Vie Économique). On y vendait non seulement des vivres, mais aussi du bétail, du sel, du vin, du cuir… Tout ce qu’un foyer rural ou citadin pouvait désirer.

Produits stars et spécialités emblématiques des marchés d’antan

Entrer sur un marché girondin ancien, c’était s’offrir un tour du monde de saveurs régionales. Dès l’aube, les étals se couvraient de spécialités devenues patrimoniales :

  • Les huîtres du bassin d’Arcachon : très prisées, elles arrivaient à vélo, à cheval, puis par train lorsque l’ostréiculture explosa au XIX siècle (source : Musée Aquarium d’Arcachon).
  • Le bœuf de Bazas : figure de la gastronomie rustique, il s’échangeait lors de marchés spécialisés, ancêtre de la fameuse "Fête des bœufs gras".
  • Les fromages de brebis des Landes voisines : marchés du printemps garnis de tommes fraîches, souvent issues de petits producteurs familiaux.
  • Les légumes primeurs de la Garonne, les fraises de la vallée de Dordogne ou les pommes de l’Entre-deux-Mers venaient marquer le passage des saisons.
  • La volaille de Loupiac ou du Bazadais pour les festins, le poisson de l’estuaire ou de rivière, notamment l’alose et la lamproie, très recherchés dès la Renaissance.

Petite anecdote : l’arrivée des premiers agrumes à Bordeaux, grâce au commerce triangulaire dès le XVII siècle, fit sensation sur les marchés où oranges et citrons étaient vendus à prix d’or pour les tables bourgeoises (Source : Archives municipales de Bordeaux).

Le rôle social et festif des marchés et foires girondins

Ils étaient bien plus que de simples points de vente :

  • Rencontres et brassages : Sur la place Saint-Michel de Bordeaux, le patois gascon, les dialectes occitans, l’espagnol ou le basque se mêlaient au français. Les marchés étaient le théâtre d’un cosmopolitisme rare pour l’époque.
  • Lieux d’entraide : Au Moyen Âge, le "pain des pauvres", subventionné, était distribué chaque semaine sur certains marchés bordelais, garantissant la survie des plus modestes (Source : Éric Bille, "Bordeaux au temps de la misère", 2015).
  • Événements festifs et foires : La grande foire de La Teste (1650–1880), dite « des Cinq Pins », réunissait jeux populaires, danses, concours culinaires et dégustations collectives, véritable fête de la ruralité girondine.

De nombreux marchés et foires étaient aussi reliés à des fêtes religieuses ou calendaires (la Saint-Michel, la Pentecôte), faisant d’eux des marqueurs annuels identifiables pour toute la population, bien avant les « événements gastronomiques » d’aujourd’hui.

L’essor des marchés couverts et la mutation de l’alimentation urbaine

Face à l’urbanisation, Bordeaux révolutionne le marché alimentaire : dès 1867, le marché des Capucins est couvert pour garantir hygiène et conservation, mais aussi pour répondre à la hausse massive de population (Bordeaux double de taille entre 1800 et 1900, passant de 110 000 à 235 000 habitants ! Source : INSEE, recensements historiques).

Les marchés couverts entraînent de nouvelles pratiques alimentaires :

  • Ouverture presque quotidienne, là où marchés de plein air étaient hebdomadaires (le « marché permanent » s’impose).
  • Mise en place de règles d’hygiène inédites (par exemple, obligation d’eau courante, contrôle vétérinaire des viandes dès 1885).
  • Séparation par halles des produits : la Halle aux poissons, la Halle aux grains, ou la Halle aux volailles.

Ce progrès sanitaire et logistique permit, entre autres, d’attirer la clientèle bourgeoise sur les marchés, jusqu’alors plus populaires, tout en améliorant significativement la qualité de l’alimentation urbaine.

Les marchés et foires comme révélateurs du terroir, de l’innovation… et de la résistance alimentaire

Au fil des siècles, les marchés s’adaptèrent sans cesse à l’évolution du goût, des techniques et des crises alimentaires :

  • Pendant la grande pénurie de 1789–1794, les marchés bordelais furent le théâtre de protestations et de règlements de comptes entre producteurs, municipalité et citadins affamés (Source : Claude Petitfrère, "Les marchés de Bordeaux à la veille de la Révolution", 1982).
  • Au XIX siècle, les innovations comme la chaîne du froid ou les transports ferroviaires permirent l’arrivée sur les marchés de denrées venues de plus loin : dattes d’Algérie, riz d’Italie, poissons du Golfe de Gascogne…
  • Dans l’après-guerre (1945-1960), les foires urbaines déclinent au profit des marchés de quartier et de la grande distribution, mais le marché des Capucins ou de Libourne tient bon, s’affirmant comme bastions de la gastronomie authentique.

La notion de « terroir », popularisée dès la deuxième partie du XIX siècle, s’incarne alors dans chaque marché : l’étiquetage des produits d’origine, l’affichage du nom du producteur, la reconnaissance des AOC (Appellations d’Origine Contrôlée, le plus ancien en Gironde étant le vin de Saint-Émilion en 1936).

Héritages vivants : le marché, mémoire et ressource de la Gironde gourmande

Aujourd’hui, redécouvrir l’importance historique des marchés et des foires en Gironde n’est pas un exercice de nostalgie, mais un vrai fil conducteur pour comprendre la richesse culinaire et sociale régionale. Derrière chaque plaque de marché, chaque vieil étal, se cachent des siècles de tradition, de rencontres, d’innovation, et de luttes pour une alimentation de qualité.

  • De l’élection du « meilleur pruneau » à Sainte-Foy, à la vente du premier caviar de l’Isle dans les années 1920 sur le marché de Saint-Seurin, les marchés sont aussi des lieux où s’inventent et s’installent les grandes spécialités régionales.
  • Les foires agricoles, toujours vivaces à La Réole ou Langon, sont héritières directes de ces immenses attroupements où se scellaient marchés, alliances et célébrations.
  • Enfin, la redécouverte contemporaine du "consommer local" et des circuits courts puise directement dans l’ancien modèle girondin, où le marché était un acteur majeur de la sécurité alimentaire et du lien social (La France Agricole).

Rendez-vous sur les marchés de la Gironde aujourd’hui et tendez l’oreille : les échos du passé habitent toujours les ruelles, les halles animées et les saveurs du terroir. Véritables piliers de l’alimentation d’hier, marchés et foires continuent d’inspirer l’assiette bordelaise, entre tradition et renouveau.

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