Aux sources gourmandes de Bordeaux : histoire et héritage de la gastronomie girondine

12 août 2025

L’eau, la terre et la table : le rôle décisif de la Garonne et de l’estuaire

La Garonne façonne depuis toujours la cuisine de Bordeaux. Ce puissant fleuve relie l’océan à l’intérieur des terres : son estuaire, la Gironde, est le plus vaste d’Europe occidentale (avec plus de 600 km2). Cette particularité géographique a transformé la région en carrefour d’échanges, de passages… et de saveurs.Au Moyen Âge déjà, bateaux et gabares transportaient sel, poissons, céréales, et vins vers les marchés locaux ou étrangers (source : Archives Municipales de Bordeaux). L’accès à l’estuaire favorise la pêche et l’apparition de recettes emblématiques, telles que la lamproie à la bordelaise ou l’alose farcie, mets appréciés dès le XVIII siècle par les tavernes et tables bourgeoises.

Les marais et les rivières satellites fournissaient grenouilles, anguilles, crevettes et esturgeons, dont les œufs donnaient un caviar local déjà réputé. Les terres fertiles du Blayais, du Libournais ou du Médoc permettaient culture de céréales, de légumes, et élevage, dessinant une mosaïque de produits variés.

Une table ouverte : influences étrangères et brassage historique

Bordeaux est une ville de passage, portuaire, cosmopolite par nature. Son rayonnement remonte aux temps gallo-romains, quand la cité de Burdigala commerçait avec Rome et le Levant (source : Musée d’Aquitaine). Chartrons, docks et faubourgs verront défiler Hollandais, Anglais, Espagnols, Italiens, puis Arméniens, Portugais ou encore Vietnamiens.

  • Les Anglais, seigneurs d’Aquitaine de 1152 à 1453, apprécient déjà le vin de Bordeaux (le célèbre “claret”), mais introduisent aussi nouvelles manières de table, telles le rôti ou les puddings inspirés du plum-pudding médiéval.
  • Les Hollandais drainent le Médoc et relancent la vigne stratégique entre le XVI et le XVII siècle. Ils facilitent l’introduction d’épices, de harengs saurs, de beurres et fromages venus du Nord.
  • Les liens avec le Pays basque et la Gascogne enrichissent la cuisine de piments doux, de jambons, de tourtières ou encore de l’usage du foie gras.

Au XX siècle, la communauté immigrée popularise plats de morue séchée façon portugais, bô bun vietnamiens ou pains arméniens dans certains quartiers. Résultat : une cuisine ouverte à l’ailleurs, mais profondément attachée à ses produits de terroir.

Saveurs médiévales : trésors oubliés de la table bordelaise

Quelles étaient les spécialités locales avant l’essor du cannelé ou du foie gras de canard ? Aux XIV et XV siècles, la table bordelaise est influencée par la noblesse anglaise et la richesse fluviale. On y retrouve alors (source : Le goût de Bordeaux, Sophie Collet, éditions du CNRS) :

  • La lamproie et l’alose (poissons de rivière), accommodées au vin rouge, aux herbes et épices.
  • La tourte de poissons et de fruits de mer (l’ancêtre de la fameuse tourtière du Sud-Ouest).
  • Les civets de lièvre ou de chevreuil issus des immenses forêts alentours, relevés parfois d’épices lointaines.
  • La soupe à l’ail (la chorba médiévale bordelaise !), nourrissante et aromatique.
  • Le migan, une soupe chaude de légumes, céréales et légumes secs, typique de l’alimentation paysanne.

Les desserts restent rares et réservés aux jours de fête : tartes de fruits sauvages, galettes au miel ou aux noix, quelques biscottes sucrées avec le pain, ancêtres des croquants girondins.

Le vin, colonne vertébrale de la gastronomie locale

Impossible de parler de la gastronomie bordelaise sans évoquer le vin, omniprésent dans la culture, la cuisine… et même l’économie régionale. Dès le Moyen Âge, Bordeaux exporte son vin via la Garonne, d’abord vers l’Angleterre, puis vers toute l’Europe, stimulant la richesse de la ville (source : Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux). Au XVIII siècle, le port devient l’un des plus actifs d’Europe pour le négoce viticole, avec près de 4000 navires recensés en 1770.

  • En cuisine, le vin façonne la tradition locale : il entre dans les sauces (sauce bordelaise, au vin rouge et à l’échalote), dans la cuisson des viandes, des poissons (lamproie à la bordelaise, civet salmis), ou dans les pâtisseries imbibées (flamusse, cannelés).
  • La présence de célébrités comme Brillat-Savarin ou Alexandre Dumas à Bordeaux dans les années 1830-1850, toujours émerveillées par les mariages mets-vins, assoit définitivement la réputation de la gastronomie locale.

Les siècles passent mais l’accord mets-vins reste une signature girondine, avec aujourd’hui plus de 65 appellations en Gironde et 110 000 ha de vigne (source : CIVB).

Trésors de terroirs : que mangeait-on en Gironde avant le XX siècle ?

Pendant longtemps, l’alimentation des Girondins reste très locale. On consomme avant tout ce que la nature et le climat offrent :

  1. Poissons d’estuaire (lamproie, alose, esturgeon, maigre, mulet, anguille) : peu salés, fumés ou accommodés de vin et de légumes.
  2. Produits maraîchers (choux, fèves, navets, carottes, artichauts du Médoc, asperges du Blayais depuis le XIX siècle).
  3. Viandes : agneau des Prés Salés, poulets gris, oies, canards et pigeons. Dans l’arrière-pays, le porc tient aussi un rôle essentiel (charcuteries, rillons, boudins).
  4. Produits de la forêt entre Landes et Médoc : cèpes, girolles, châtaignes, noisettes, myrtilles.
  5. Produits laitiers : le fameux beurre de Pauillac, les crèmes battues, certains fromages de brebis arrivés par la Gascogne.

Le pain reste un pilier (blé ou mélange seigle et froment), accompagné de potages et de soupes épaisses, repas de base des Girondins modestes.

Les routes du sucre et des épices : Bordeaux, entre cannelle, safran et cannelle

Avec son port et ses liens directs avec le « Nouveau Monde », Bordeaux s’impose au XVII et XVIII siècles comme une plaque tournante des denrées coloniales. On estime que, sur la période 1750-1830, près d’une tonne de sucre et d’une demi-tonne de café transitent chaque jour vers ou depuis les quais (source : Paul Butel, Bordeaux port atlantique et colonie).

  • Le sucre de canne affine la pâtisserie locale : invention du cannelé (XIX), des macarons, des croquants et galettes de maïs.
  • Les épices (poivre, cannelle, muscade, clou de girofle, safran, puis vanille) participent à la complexification des recettes, autrefois simples.
  • Des recettes comme la sauce bordelaise empruntent leur parfum intense au poivre introduit par les négociants internationaux.

Cette profusion d’épices et de produits coloniaux distingue Bordeaux d’autres cuisines régionales plus « rustiques », assoiffées de parcours de saveurs exotiques.

Marchés et foires : épicentres du commerce alimentaire et des échanges sociaux

Dès le XIII siècle, des marchés hebdomadaires et des foires annuelles ponctuent la vie girondine : marchés place Saint-Michel depuis 1430, foire à la Saint-Jean, marchés de Libourne ou de Blaye… (source : Archives municipales, Ville de Bordeaux).

  • On y découvre viandes, poissons frais, pains variés, légumes, céréales (mil, orge, blé noir), mais aussi curiosités rapportées du port.
  • Les foires permettent le commerce de mets saisonniers : fraises de La Teste ou Pessac, huîtres du Banc d’Arguin, volailles grasses du Sud.
  • Au XIX siècle, ces marchés seront le terrain de succès de la “Douceur de Bordeaux”, puis des premiers cannelés populaires auprès des ouvriers du port.

Les Halles des Capucins, inaugurées en 1869, s’imposent tout de suite comme le ventre de Bordeaux, concentrant plus de 2000 commerçants, maraîchers, pêcheurs et crémiers au début du XX siècle.

La cuisine des campagnes et de l’estuaire : deux mondes qui dialoguent

En Gironde, les traditions paysannes épousent les influences maritimes. Deux grandes familles de recettes structurent la table régionale :

  • La cuisine de campagne, centrée sur la soupe, les lards, les légumes secs (pois, fèves), la volaille mijotée, les tourtes salées, les fromages et fruits frais.
  • La cuisine d’estuaire et d’océan, mettant à l’honneur crustacés (crevettes blanches et grises, crabes verts), poissons d’eau douce et salée, coquillages et riz via le port. La fameuse « grillade d’anguilles » ou la soupe de poissons, servies jusqu’aux rives du Bassin d’Arcachon, illustrent cette fusion terre-mer.

La tradition du “tout se mange, rien ne se perd” demeure une valeur forte, du pain perdu sucré aux abats en fricassée.

Événements historiques et évolutions des habitudes alimentaires

Le grand bouleversement de la gastronomie bordelaise a lieu au XVIII siècle, période de fastes, mais aussi d’inégalités. Le Siège de Bordeaux (1653) ou la Révolution modifient profondément l’approvisionnement en produits de luxe. La crise du phylloxéra (à partir de 1875) dévaste près de 80% du vignoble, bouleversant les équilibres économiques (source : Fondation pour la Culture et les Civilisations du Vin).

  • Après 1830, l’essor industriel multiplie les usines alimentaires (conserveries de poissons, biscuiteries).
  • Au XX siècle, l’afflux d’immigrés portugais, espagnols et maghrébins modifie la carte des boucheries, poissonneries et boulangeries.

Plus récemment, les années 1980-2000 voient l’émergence d’une cuisine “bistronomique”, inspirée autant des racines paysannes que des influences internationales.

Noblesse, bourgeoisie et rayonnement gastronomique

Cette évolution de cuisine n’aurait pas été possible sans les élites locales. Dès le Moyen Âge, des seigneurs d’Aquitaine aux “négociants du vin”, la commande de produits raffinés stimule la créativité des cuisiniers : le service à la française, les banquets du parlement de Bordeaux, les mariages ducal de l’époque Plantagenêt… La bourgeoisie du XVIII siècle multiplie les clubs de dégustation de vins, les concours de pâtisseries (prémices du cannelé), les dîners “à la bordelaise”, où triomphent l’agneau de Pauillac ou le confit de canard.

  • De nouvelles recettes apparaissent, comme le filet de bœuf “Rossini” (une création attribuée à l’hôtel de Bayonne) ou la sauce marchand de vin.
  • Côté sucré, les “dames de compagnie” de riches familles popularisent biscuits, teurgoules et macarons du Saint-Émilionnais.

Même aujourd’hui, la dualité entre recettes bourgeoises raffinées et cuisine du quotidien nourrit la vitalité de la scène gastronomique bordelaise.

Entre héritages et créativités, la table girondine en perpétuel mouvement

Le patrimoine culinaire de Bordeaux et de la Gironde se révèle dans tous ses contrastes : de la lamproie au caviar d’esturgeon, du marché des Capucins à la cave Grand Cru, du ragoût paysan aux influences du bout du monde.

Si la Garonne et les routes du vin ont structuré un terreau fertile, la gourmandise locale est avant tout une histoire de rencontres, d’adaptations et d’identités multiples. Chaque plat girondin raconte un peu des conquêtes, des alliances, des échanges qui ont modelé la région.

Inscrite dans l’histoire, la cuisine bordelaise est aussi tournée vers l’avenir, portée aujourd’hui par des chefs, des artisans et des producteurs passionnés, bouillonnante d’inspirations… et toujours désireuse de conserver le goût de l’authentique, comme un hommage à ces origines foisonnantes.