Secrets d’accords et métissages : Quand le vin a façonné la table bordelaise

28 août 2025

Un vignoble rayonnant et son influence inattendue

Avec ses 112 000 hectares de vignes, la Gironde revendique le titre de plus vaste vignoble d’appellation d’Europe (CIVB). Mais le vin bordelais ne se contente pas de briller dans les verres : depuis plus de huit siècles, il a modelé bien au-delà des paysages. Ses échanges commerciaux, ses routes maritimes, ses clientèles internationales et ses fortunes viticoles ont transformé la gastronomie locale, influencé les habitudes de table, inspiré la créativité des cuisiniers et introduit de nouveaux produits dans l’assiette. Comprendre la gastronomie bordelaise, c’est donc plonger dans l’histoire – parfois épique, souvent gourmande – du commerce du vin.

La genèse : marchands étrangers et prémices d’une cuisine ouverte

L’histoire débute au Moyen Âge, quand le vin de Bordeaux, alors appelé “claret”, devient la boisson favorite des Anglais. Les mariages royaux – notamment celui d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri Plantagenêt – ont hissé la région au rang de fournisseur exclusif de la cour d’Angleterre. À la fin du XIIIe siècle, près des 2/3 de la production quittent déjà le port de Bordeaux pour l’Angleterre, la Hollande et l’Allemagne (source : Musée d’Aquitaine).

  • Nouvelles épices : Les navires n’arrivaient pas à vide. Ils ramenaient de la cannelle, du poivre, du girofle et autres épices exotiques, enrichissant à foison les sauces et pâtés locaux.
  • Influence anglaise et flamande : L’art du pâté en croûte, des tourtes, de la farce a été importé, donnant naissance à une tradition charcutière et boulangère encore vivace aujourd’hui.
  • Pain de mie et puddings salés : Influencés par les habitudes anglo-saxonnes, le pain de mie fait une première apparition dans certains foyers marchands bordelais du XVe siècle.

Les tables bordelaises à l’heure du négoce

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le “commerce triangulaire” propulse Bordeaux parmi les cinq plus grands ports du monde occidental (Musée d'Aquitaine). Les fortunes du vin construisent des hôtels particuliers… et stimulent une gastronomie grandiose ! Le négoce attire des négociants étrangers – Irlandais, Allemands, Hollandais, Juifs portugais – qui transmettent leurs spécialités au fil des générations. La bourgeoisie bordelaise invente ainsi une cuisine raffinée, mariant le terroir local à des produits venus d’ailleurs.

  • Doux et sucré-salé : L’usage du sucre, ramené des Antilles grâce aux liens commerciaux, colore les plats – un phénomène particulièrement marqué dans les confitures, fruits au sirop (fameux pruneaux au Bordeaux) et certaines recettes de poisson (comme la lamproie à la bordelaise qui inclut parfois du pain d’épices).
  • Le café, le chocolat et les épices : Si on trouve cafés, cacaos et vanilles à la table bourgeoise dès le XVIIIe siècle à Bordeaux, c’est grâce, encore une fois, aux navires négociants.
  • Des viandes en sauce : La réputation des viandes longuement mijotées au vin n’est plus à faire – bœuf à la bordelaise, civet de lamproie, poule au vin blanc, mijotées de canard aux Graves… Le fonds de sauce au vin devient une marque de fabrique, héritée des usages domestiques et de la proximité avec les chais.

La naissance des accords mets & vins : alchimie et identité

C’est à Bordeaux que s’affine l’art d’associer le vin aux mets, devenu emblématique dans la culture française. Plusieurs éléments expliquent l’ancrage précoce de cette pratique dans la région :

  • Abondance de profils de vins : Entre les rouges puissants du Médoc, les blancs secs de l’Entre-Deux-Mers, les liquoreux de Sauternes ou les clairets, chaque terroir impose ses critères culinaires. Le magret de canard, par exemple, s’est popularisé au XIXe siècle accompagné de vins rouges tanniques.
  • Influence des tables nobles : Dès le XVIIIe siècle, les menus en plusieurs services sont accompagnés de vins différents pour chaque plat. Ce “service à la française”, qui veut que chaque mets ait son vin attitré, a été popularisé par la bourgeoisie locale et les circuits du négoce.
  • Rôle des syndicats et de la presse : Créés à la fin du XIXe siècle, les syndicats viticoles (Fédération des Syndicats de Crus Classés, CIVB) publient les premiers manuels d’accords, stimulant le raffinement gastronomique et la mise en avant de spécialités locales adaptées à chaque vin.

Des produits et recettes façonnés par le vin

Le vin a transformé en profondeur l’assiette bordelaise. Des plats sont nés de la nécessité de valoriser des sous-produits de la vigne, d’autres de la créativité suscitée lors de réceptions et de festins liés au négoce.

  1. Lamproie à la bordelaise Ce poisson des eaux de la Garonne est cuisiné au vin rouge avec poireaux, ail, jambon et sang de lamproie, symbole absolu de la gastronomie locale depuis le Moyen Âge.
  2. Cèpes au vin Le cèpe, roi des forêts girondines, se marie volontiers aux vins rouges légers dans des fricassées qui unissent sous-bois et vignoble.
  3. Entrecôte à la bordelaise Pourquoi la sauce bordelaise ? Simple : elle était autrefois préparée dans les auberges du port pour accompagner la viande grillée, à partir de fonds de vin rouge, d’échalotes, de moelle et parfois de grains de raisin.
  4. Desserts et douceurs au vin Le cannelé, devenu emblème de Bordeaux, serait issu de l’utilisation de blancs d’œuf laissés par la clarification des vins (pratique historique), les jaunes étant cuits en petit moule dans des pâtisseries.
  5. Fromages affinés au vin Si le fromage n’est pas la star de la région côté production, la tradition de le tremper dans le marc ou de l'affiner au vin est attestée depuis le XVIIIe siècle chez les marchands et dans les cercles d’artisans bordelais.

Bordeaux : carrefour et melting-pot gastronomique

Le commerce du vin n’a pas seulement apporté des richesses, il a aussi ouvert Bordeaux à l’altérité. Les fêtes et banquets de négociants (dîners de la Jurade de Saint-Émilion, banquets de la Confrérie des Graves, receptions “Tables de Jurats”) mélangent cuisines étrangères et produits locaux, souvent bien avant Paris. Voici quelques influences marquantes :

  • Cuisine basque et espagnole : L’axe commercial avec Bilbao, Tolosa et le Pays basque a favorisé la diffusion du piment, du jambon sec, du riz et, dès le XIXe siècle, des tapas dans certains bistrots portuaires.
  • Saveurs d’Europe du Nord : La Hollande et l’Angleterre ont laissé une trace à travers l’usage du beurre, du sucre brun, du gigot confit et des pickles, à la mode jusqu’au début du XXe siècle dans plusieurs quartiers commerçants.
  • Spécialités séfarades : Les négociants juifs portugais, arrivés après l’Inquisition, ont introduit des pâtisseries à la fleur d’oranger, des fruits confits et du poisson salé.

L’apogée des brasseries et des bistrots vins : convivialité et tradition renouvelée

Aux XIXe et XXe siècles, la diffusion du vin dans la classe ouvrière façonne un nouveau modèle de restauration. Les “crus ouvriers”, les petites brasseries et les bouillons populaires mettent à l’honneur les produits du terroir arrosés des vins locaux, démocratisant ainsi une culture de la convivialité autour du vin.

  • Émergence de la tradition tapas bordelaise : Petites assiettes, charcuteries de Bazas ou de Bazadès, et fromage de brebis arrosé de Graves ou d’Entre-Deux-Mers deviennent incontournables lors des marchés ou fêtes locales.
  • Explosion des lieux de consommation : Le nombre officiel de débits de vins passe de 1 200 en 1881 à près de 4 000 en 1905 à Bordeaux, selon le recensement municipal.

Le vin comme moteur économique et culturel pour les métiers de bouche

La vitalité du vignoble a multiplié les débouchés pour les artisans locaux – tonneliers, charcutiers, boulangers, poissonniers – et imposé certaines techniques de conservation (salaison, marinade au vin). Certaines filières, qui emploient ensemble plus de 55 000 personnes en Gironde aujourd’hui (Source : Chambre d’agriculture Nouvelle-Aquitaine), reflètent encore l’alliance ancienne entre gastronomie et vin :

Métier Exemple d’influence du vin
Tonnelier Fabrication de tonneaux dans lesquels sont affinées certaines bières locales, vinaigres, sauces.
Charcutier Utilisation du sel “de grugeage” (résidu de vinification) pour saler jambons et saucisses.
Poissonnier Recettes patrimoniales de conserves de lamproie et d’anguilles au vin.
Pâtissier Emploi de jaune d’œuf des clarifications de vins pour cannelés et biscuits.

Un terroir vivant : tendances actuelles et innovations

La gastronomie bordelaise d’aujourd’hui ne s’endort pas sur ses lauriers. Portés par la vogue mondiale des food & wine pairings, des chefs revisitent les classiques, créent des sauces audacieuses, osent le cocktail à base de clairet et multiplient les recettes mêlant piment d’Espelette, caviar d’Aquitaine et vins biodynamiques.

  • Le “Wine Pairing” s’invite systématiquement dans les menus dégustation des jeunes tables étoilées.
  • De nouveaux accords, inattendus, sont testés – huîtres du Banc d’Arguin/Sauternes, magret confit/vin nature d’Entre-Deux-Mers, desserts chocolat/vin liquoreux.
  • La gastronomie végétale s’ouvre au vin : légumes rôtis au jus de Bordeaux, glaces et sorbets aromatisés au cabernet ou au merlot.
  • Les formations professionnelles (CFA, CAP Cuisine, mentions sommellerie) intègrent systématiquement des modules “vins et produits du terroir”, pour transmettre ce patrimoine vivant.

Au fil du vin, la table bordelaise reste vivante

Du Moyen Âge à la gastronomie contemporaine, la prospérité du vin a été le grand moteur des transformations culinaires bordelaises. Routes maritimes ouvertes, métissages gourmands, fortunes et banquets, dynamisme des métiers de bouche, créativité actuelle autour des accords… La singularité de la table girondine, ce sont ces allers-retours constants entre terroir, innovation, influences venues d’ailleurs et passion pour la convivialité. Les assiettes bordelaises sont ainsi à l’image de la Garonne : toujours en mouvement, fermières et cosmopolites à la fois, prêtes à accueillir de nouveaux arômes, de nouveaux talents, et bien sûr… à élever chaque plat par le vin.

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