Métamorphoses gourmandes : Quand la cuisine bordelaise danse avec le monde

28 octobre 2025

Bordeaux, croisée des saveurs depuis le Moyen Âge

Bordeaux tire de sa situation géographique toute sa singularité culinaire. Dès le Moyen Âge, son port bruisse de voix venues de Flandre, du Portugal, d’Angleterre et d’Espagne. Les cargaisons de vin partent vers l’Europe du Nord, rentrant chargées d’épices, d’agrumes ou de marchandises exotiques. Le poivre, la cannelle ou le clou de girofle, aux côtés des cuirs andalous et des étoffes anglaises, font rapidement partie des réserves des bons cuisiniers bordelais (source : Bordeaux Port de la Lune, Archives municipales de Bordeaux).

  • Le piment d’Espelette, devenu incontournable dans la gastronomie régionale, fait ainsi partie des produits rapportés d’Amérique au XVIᵉ siècle.
  • Des plats emblématiques comme la lamproie à la bordelaise bénéficient de l’influence des sauces anglaises, mêlant vin rouge, épices et surtout cette touche sucrée-salée importée d’outre-Manche.
  • Selon une étude de l’INSEE Aquitaine parue en 2017, près de 1 habitant sur 8 de la région bordelaise est né hors de France, ce qui continue d’insuffler de nouveaux usages culinaires locaux.

Des épices d’ailleurs à la douceur du canelé

La plus célèbre des pâtisseries bordelaises, le canelé, incarne à elle seule le mariage entre héritage local et influences étrangères. À l’origine, ce sont de petits gâteaux préparés par les nonnes du couvent des Annonciades au XVIIIᵉ siècle, utilisant la farine, le rhum et la vanille : deux ingrédients issus respectivement des échanges avec les Antilles (rhum), et des colonies françaises de l’Océan Indien (vanille).

La richesse des épices, intégrées dès le XVIIIᵉ siècle aux sauces et aux desserts, résulte de la position stratégique de Bordeaux sur la route des Indes. On observe la présence précoce du gingembre, du safran ou encore de la muscade dans de nombreux traités culinaires aquitains, comme en témoigne le "Livre de Cuisine Bordelaise" (Jean-Louis Flandrin, éd. Gallimard).

L’influence britannique, discrète mais profonde

Bordeaux fut anglaise entre 1154 et 1453, sous l’ère des Plantagenêt. Cette longue parenthèse de trois siècles ne s’est pas limitée à l’envoi massif de barriques de claret vers la perfide Albion — elle a orienté durablement certaines habitudes. La préparation des viandes en sauce, la prédilection pour les associations sucré-salé (si présentes dans la lamproie ou la sauce bordelaise) trouvent un écho dans les coutumes culinaires d’outre-Manche.

  • La tradition du thé ou du porto à l’apéritif, toujours appréciée dans certains salons bordelais, hérite de ces échanges réguliers avec la Grande-Bretagne et le Portugal.
  • Le mot "claret" vient de l’anglais médiéval et désigne toujours le Bordeaux exporté pour la consommation britannique.

Un détour par les Antilles et l’Afrique

Après l’abolition définitive de l’esclavage, la présence de travailleurs antillais et africains a marqué la culture culinaire bordelaise. L’usage du piment fort, du colombo, des préparations à base de lait de coco ou de banane plantain s’immisce notamment dans les cuisines populaires, et dans les restaurants de la rive droite depuis la seconde moitié du XXᵉ siècle.

Migrations récentes : cuisine du monde et nouveaux talents à Bordeaux

Depuis les années 1970, Bordeaux accueille une importante immigration nord-africaine, asiatique et plus récemment latino-américaine. Cette diversité se traduit immanquablement par la profusion de restaurants spécialisés et par la fusion des savoir-faire.

  • L’ouverture du marché des Capucins à la cuisine vietnamienne, maghrébine, ou italienne a contribué à façonner l’offre alimentaire urbaine. Selon la ville de Bordeaux, près de 35 % des commerçants du marché sont d’origine étrangère (2022).
  • La soupe phở et le bánh mì rivalisent avec le sandwich jambon-beurre dans les pauses déjeuners du centre-ville.
  • Certains chefs bordelais, tels que Tanguy Laviale (restaurant Garopapilles), proposent des menus qui osent marier huîtres locales, wasabi japonais et sésame torréfié.

Le poids des écoles de cuisine et de la formation interculturelle

De nombreux établissements de formation bordelais (Lycée hôtelier de Gascogne, FERRANDI Bordeaux) intègrent dans leurs cursus des enseignements issus de cuisines étrangères. On y apprend à travailler le wok, à réussir sa pâte à bao, ou à explorer les cuissons à basse température venues du Japon ou du Pérou.

  • En 2023, FERRANDI Bordeaux a créé un module "Techniques asiatiques pour la restauration gastronomique", preuve de la reconnaissance croissante de ces savoir-faire.
  • Les stages en immersion, proposés notamment par la Chambre de Métiers, permettent aux apprentis cuisiniers d’enrichir leurs gammes à l’international.

Des spécialités locales revisitées : réinventer sans renoncer

L’impact des influences étrangères ne consiste pas à faire disparaître le patrimoine. Bien au contraire : elles renouvellent les classiques, les rendant vivants et contemporains sans leur ôter leur âme. On retrouve aujourd’hui à Bordeaux une multitude de spécialités revisitées, alliant ambition gastronomique et générosité populaire :

  • Une terrine de foie gras parfumée au saké ou au miso.
  • Des canelés twistés à l’orange confite et à la cardamome.
  • Une entrecôte accompagnée de légumes rôtis à la façon marocaine, relevée au cumin et coriandre fraîche.
  • Des tapas inspirés du Pays basque voisin ou de la Espagne, omniprésents dans les bars à vins bordelais.

Selon une enquête de la CCI Bordeaux-Gironde (2022), 22 % des restaurateurs locaux déclarent proposer régulièrement des plats d’inspiration étrangère sur leur carte.

La curiosité bordelaise : un moteur de création culinaire

Ce qui différencie Bordeaux, c’est sa capacité à expérimenter, à faire dialoguer les terroirs et les techniques venues d’ailleurs. Ici, la frontière entre tradition et modernité s’estompe au profit d’une recherche permanente : comment sublimer le produit local au contact du monde ? Comment perpétuer l’identité bordelaise tout en restant à l’écoute des goûts d’aujourd’hui, voire de demain ?

À la table des familles : un melting-pot quotidien

D’après l’INSEE et l’Observatoire des pratiques alimentaires régionales (2022), dans plus d’un foyer sur trois, il est courant de cuisiner au moins une fois par semaine un plat d’origine étrangère. Les recettes transmises de génération en génération s’enrichissent au passage d’une dose de curry, de gingembre, de sauce soja ou encore de raz el hanout. Preuve que l’adoption n’efface pas les racines, mais les fertilise.

Si vous souhaitez explorer cette richesse : quelques adresses pour l’expérience

  • Sipcoffee Bordeaux : pour un mariage inventif entre pâtisseries locales et cafés rares d’origine éthiopienne ou sud-américaine.
  • Marché des Capucins Le Vietnam : Immergez-vous dans les allées où rouleaux vietnamiens, dattes d’Algérie et Pastéis de nata portugais voisinent les carrelets de l’estuaire.
  • Bistro La Table de sÔ : menu fusion entre classiques du Sud-Ouest et inspirations méditerranéennes (houmous aux mogettes, magret laqué aux épices douces).

Traditions en mouvement : une histoire sans fin

Les influences étrangères continuent d’enrichir et de questionner la cuisine bordelaise, ancrée mais jamais figée. À chaque époque ses vagues d’inspiration : le Sud-Ouest ne cesse d’innover, mariant savoir-faire local et curiosité sans frontière. Au bout du compte, l’identité gastronomique de Bordeaux est avant tout celle d’un port – un territoire d’accueil, d’inventions et de dialogues gourmands éternellement renouvelés, dont chaque assiette est la meilleure ambassadrice.

Pour aller plus loin :

  • Archives municipales de Bordeaux – https://archives.bordeaux-metropole.fr/
  • CCI Bordeaux-Gironde – Chiffres-clés de la restauration 2022
  • INSEE, Observatoire des pratiques alimentaires en Nouvelle-Aquitaine, 2023
  • Jean-Louis Flandrin, "Le Livre de Cuisine Bordelaise", Gallimard

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