Aux Saveurs du Monde : Le Grand Voyage de la Cuisine Bordelaise

20 août 2025

Un carrefour depuis toujours : Bordeaux, porte d’entrée des cuisines du monde

Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, Bordeaux doit autant son dynamisme culturel que gastronomique à sa situation géographique stratégique. Depuis l’Antiquité, la ville s’est érigée en carrefour commercial; son port fut, dès le Moyen Âge, l'un des plus actifs d’Europe. Navires anglais, hollandais, basques, espagnols ou encore caribéens y ont longtemps débarqué leurs marchandises... et, avec elles, leurs traditions culinaires. Cette effervescence a laissé une empreinte profonde sur l’assiette bordelaise.

À la fin du XVIIIe siècle, près de 20 % du commerce colonial français transitait par Bordeaux, notamment via le commerce du vin, du sucre, du café et du cacao (Source : Musée d’Aquitaine). De nombreuses familles d’origine étrangère s’installent autour du port, notamment des Anglais, des Irlandais et des juifs séfarades venus du Portugal et d’Espagne. Chaque communauté a contribué à infléchir subtilement les saveurs et techniques locales.

L’influence anglaise : vins, sauces et traditions de table

L’influence anglaise à Bordeaux est l’une des plus anciennes et persistantes. Rappelons qu’entre 1152 et 1453, la ville a vécu sous domination anglaise lors du vaste duché d’Aquitaine. Cette longue période a modelé plusieurs aspects de la vie bordelaise, dont la gastronomie.

  • Le vin de Bordeaux, une histoire d’échanges : Les Anglais ont développé dès le XIIe siècle un goût prononcé pour le « claret », vin rouge clair expédié à Londres. Pour répondre à la demande, les vignerons locaux adaptent cépages et techniques. Même le nom « claret » est toujours utilisé en Angleterre pour désigner les vins de Bordeaux !
  • La sauce à la bordelaise : Selon plusieurs historiens (Jean-Pierre Xiradakis, Bordeaux et sa cuisine), la fameuse sauce bordelaise, à base d’échalotes, de vin rouge et de moelle, puiserait ses origines dans l’alliance des traditions culinaires anglaises (sauces aux vins) et locales.
  • L’heure du thé et les douceurs sucrées : Au XIXe siècle, la Haute société bordelaise adopte le « five o’clock tea » ; dès 1893, le premier salon de thé anglais ouvre ses portes place Tourny (Source : Archives Municipales Bordeaux).

Épices, îles et routes maritimes : le goût du voyage dans l’assiette

Grâce à son port, Bordeaux a été au cœur du commerce avec les Antilles, l’Afrique et l’Orient. Des produits exotiques comme la vanille, le cacao, la cannelle ou la muscade arrivent en premier sur les quais de la ville.

  • Le cannelé : une légende sucrée à l’accent créole ? Si le célèbre cannelé bordelais existe sous sa forme actuelle depuis le début du XXe siècle, il serait inspiré d’un gâteau rapporté des colonies, mêlant la vanille et le rhum antillais – des produits de lointains comptoirs d’outre-mer. (Source : Musée du Cannelé, Bordeaux)
  • Muscade, girofle et poivre : discrètes, mais omniprésentes dans les préparations locales, on retrouve ces épices dans certains plats de poisson (lamproie à la bordelaise), dans le mélange pour les fameuses cruchades ou dans des pâtisseries saisonnières.
  • Les épiceries « coloniales » du XIXe et début XXe siècle importaient également cassonade, citrons verts, piments et café, enrichissant la palette culinaire locale.

Influences espagnoles, portugaises et basques : des frontières qui n’existent pas en cuisine

Le Sud-Ouest, dont Bordeaux est la capitale, a toujours entretenu des liens étroits avec la péninsule ibérique. Au fil des siècles, de nombreuses communautés espagnoles et portugaises se sont établies à Bordeaux – jusqu’à représenter plus de 5 % de la population à la fin du XIXe siècle (Source : INSEE).

  • Les piments et le jambon : l’arrivée du piment d’Espelette, cultivé dès le XVIIe siècle dans les terres basques proches de Bordeaux, a modifié certains assaisonnements locaux. De même, le goût pour le jambon sec et les charcuteries ibériques a influencé la création de produits typiques de la Gironde.
  • La morue à la bordelaise : la recette, originairement inspirée de la bacalao espagnole et portugaise, a été adaptée avec une sauce tomate, des herbes et, parfois, des olives.
  • La culture du poisson grillé et des tapas : au XXe siècle, avec l’immigration espagnole, on voit fleurir les « bars à tapas » dans les quartiers sud, tandis que la saison estivale célèbre la sardine grillée au marché des Capucins.

L’apport italien et méditerranéen : modernité et convivialité

Si la présence italienne à Bordeaux remonte au Moyen-Âge, c’est surtout à partir du XIXe siècle que des familles d’immigrés venus de Ligurie, de Sicile ou de Naples s’installent en Gironde.

  • Pâtes et huiles d’olive : avec cette immigration se démocratise la consommation de pâtes fraîches, d’huile d’olive (en particulier dans la région de La Bastide), et de fruits secs.
  • Le pineau des Charentes et l’amaretto : des alliances créatives naissent dans les bars des Allées de Tourny, où l’on propose, dès les années 1920, des cocktails mêlant produits locaux et spiritueux méditerranéens (Source : Émile Peynaud, œnologue bordelais).

Plus récemment, la vague de cuisine italienne et méditerranéenne donne naissance à des adresses aujourd’hui incontournables, qui magnifient la tomate, le basilic, les agrumes et les poissons grillés – plus proches des goûts méridionaux que strictement girondins, mais absorbés avec enthousiasme par les Bordelais.

Communautés asiatiques, maghrébines et africaines : un héritage moderne et vibrant

Le XXe siècle marque l’arrivée de vagues migratoires originaires d’Asie, d’Afrique et du Maghreb, apportant de nouveaux produits et savoir-faire.

  • Les marchés colorés de Bordeaux Sud : aujourd’hui encore, les marchés Saint-Michel et des Capucins regorgent d’échoppes d’épices, de fruits exotiques, de produits africains (piments, manioc, attiéké), de dattes et de pâtisseries orientales.
  • La cuisine vietnamienne et chinoise : le quartier de Mériadeck accueille dès les années 1970 les premiers restaurants asiatiques. Les nems, banh-mi ou débarquent à la carte de petits bistrots, bientôt rejoints par le pho ou le riz cantonnais revisités à la bordelaise.
  • Les épices du couscous et du tajine : cumin, coriandre, Ras-el-hanout ; ces épices intègrent aussi les cuisines familiales bordelaises. On estime à 18 % la part d’immigrés d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne en Gironde (Source : INSEE, 2021), preuve de cette vitalité.

Depuis quelques années, la « fusion food » bordelaise explose, portée par de jeunes chefs inspirés par leurs doubles cultures. On goûte ainsi à des créations mariant canard confit et chutney épicé, huîtres et gingembre, magret et sauce soja.

Des influences étrangères à la redécouverte d’une identité culinaire

Loin d’affaiblir l’identité locale, cet enrichissement continu façonne une cuisine bordelaise forte, métissée et singulière. On observe cette dynamique dans l’ouverture de nombreux restaurants “hybrides” : par exemple, chez « Symbiose », bar à cocktails et restaurant récompensé de plusieurs prix (Gault & Millau, Guide Michelin), où les produits du terroir côtoient les spirales d’inspiration japonaise.

Nombre d’artisans, bouchers-charcutiers (notamment sur les marchés des Capucins et du marché des Quais) proposent aujourd’hui des recettes ancestrales revisitées : boudin noir à la coriandre, terrines relevées de piment doux espagnol... Même la pâtisserie s’ouvre à la nouveauté : cannelés au yuzu, ou tartes de saison inspirées de recettes syriennes ou algériennes.

Selon l’office de tourisme de Bordeaux, un tiers des nouveaux établissements culinaires ouverts entre 2018 et 2023 proposent une cuisine “à influences” ou “fusion”. (Source : Observatoire du Tourisme Bordeaux Métropole)

Promenade gourmande et ouverte : où goûter la cuisine bordelaise du monde ?

  • Marché des Capucins : pour ses stands de cuisines du monde (vietnamienne, antillaise, maghrébine) et ses traiteurs fusion
  • Quartier Saint-Michel : pour ses pâtisseries orientales, ses boucheries africaines, et ses épiceries historiques portugaises et asiatiques
  • Restaurants pionniers tels que Symbiose, Racines, ou La Boca Foodcourt, où l’on peut savourer un parcours gustatif mêlant gironde et globe

Le terroir bordelais prouve, chaque jour, que la gastronomie est avant tout un espace de circulation, de métissage et de créativité. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit à la fois si singulière, et pourtant si proche des cuisines du monde.