Voyage dans le temps : Les grands tournants de l’alimentation girondine

30 septembre 2025

Un terroir sous influences : quand l’histoire s’invite à table

La Gironde est une terre d’abondance, mais elle doit sa diversité culinaire à une histoire mouvementée, marquée par les vents du commerce, les débarquements de nouveaux produits, ou encore les épisodes de crises et de prospérité. Décortiquons ces siècles qui ont nourri l’extraordinaire palette des saveurs girondines.

Les origines antiques : fondations d’une table régionale

Dès l’Antiquité, la région bordelaise, connue comme “Burdigala” sous l’Empire romain, bénéficie d’un positionnement stratégique entre Océan Atlantique et terres fertiles. Les Romains y introduisent durablement la culture de la vigne, faisant du vin un pilier de l’alimentation et du commerce local (Inrap). On retrouve des traces de pressoirs à vin datant du Ier siècle autour de Bordeaux, et des amphores circulant dès le IIIe siècle vers la Grande-Bretagne ou la Germanie. Cette période voit aussi l’arrivée de produits méditerranéens : olives, figues, et poissons conservés par salaison.

À la table girondine, céréales, légumes frais (chou, navet, poireau), et produits de la pêche remplissent les assiettes. Si la viande de porc et de volaille est rare, l’esturgeon, pêché en abondance dans la Garonne, devient un mets symbolique. Dès le IVe siècle, les œufs d’esturgeon, les futurs “caviars”, sont déjà cités dans certains écrits antiques (Archéologie du bassin d’Arcachon).

Le Moyen Âge : partages des influences et bouleversements religieux

Le Moyen Âge est une ère de mutations. L’Aquitaine passe du giron du royaume franc à celui du duc d’Aquitaine, avant d’être unie à l’Angleterre en 1152 avec le mariage d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri II Plantagenêt. Cette alliance ouvre la Gironde à tout un réseau commercial vers l’Angleterre et la Scandinavie. Le “claret”, vin rouge clair girondin, devient la coqueluche de la table anglaise (Musée d’Aquitaine).

Les échanges maritimes se renforcent, introduisant de nouvelles denrées, comme la morue salée (venue du grand Nord), vite adoptée pour sa conservation idéale, surtout pendant les périodes de Carême où la chair animale est bannie par la religion. D’ailleurs, la Gironde devient un centre du négoce de la morue dès le XIIIe siècle, source essentielle de protéines pour les plus modestes.

  • Naissance du cremat, soupe de poissons dont le fumet se retrouve dans la bourride et la lamproie à la bordelaise.
  • De nouvelles épices (poivre, cannelle, girofle) transitent par les ports, transformant recettes et sauces.
  • Les pâtisseries (tourtières, canelés à l’origine salés) font leur apparition lors de fêtes religieuses.

Les grandes découvertes et l’exotisme : nouvel âge des saveurs (XVIe - XVIIIe siècles)

La Renaissance et l’essor des comptoirs coloniaux bouleversent les assiettes girondines. Bordeaux devient l’un des plus grands ports de France : le sucre, le cacao, le café, les épices d’Amérique latine et des Caraïbes débarquent à flot. On estime qu’au XVIIIe siècle, environ 350 navires par an font escale à Bordeaux, pour un trafic avoisinant les cent mille tonnes de marchandises par an (Les Ports atlantiques et la traite négrière, F. Régent).

Le sucre notamment révolutionne la pâtisserie locale : c’est à cette époque que le canelé prend sa forme actuelle, enrichi de rhum et de vanille. Le chocolat, d’abord réservé à l’élite, gagne les salons bordelais. Côté épices rapportées par le commerce triangulaire, la sauce “Bordelaise” au poivre et à l’échalote s’ancre dans la tradition.

  • Intégration du maïs dans la cuisine rurale, notamment sous forme de millasson (gâteau traditionnel du Blayais).
  • Pêche et salaison du hareng et de la sardine sur le littoral médocain.
  • Créeation des premières confiseries au sucre : fruits confits du Libournais, dragées bordelaises.

Révolutions et crises : adaptation et créativité sous pression (XIXe siècle - années 1930)

Le XIXe siècle s’ouvre sur la Révolution française, qui redistribue les cartes foncières : des milliers d'hectares de terres ecclesiastiques sont achetés par de nouveaux propriétaires. Les domaines viticoles prennent leur essor, le classement de 1855 moralise la hiérarchie du vin. Les ouvriers, venus travailler dans la vigne ou les chantiers navals, amènent leurs propres traditions : soupe bordelaise, pain à la “mie pleine”, entremets au riz.

Les grandes crises laissent leur marque : le phylloxéra (insecte parasite) ravage 80 % du vignoble de 1875 à 1890 (Sources INAO). La diversification alimentaire devient obligatoire. On observe une hausse de la culture du maïs, de la pomme de terre, et de l’élevage de canards (lien avec le développement du foie gras dans l’Entre-deux-Mers).

  • Sous Napoléon III, développement des premières conserveries de poissons à La Teste-de-Buch (sardines, thon) et à Bordeaux.
  • Arrivée du “pain de ménage” dans l’alimentation quotidienne, confectionné en grandes fournées une fois par semaine.
  • Début de l’ostréiculture moderne dans le Bassin d’Arcachon en 1865 – jusqu’à 10 000 tonnes d’huîtres produites en 1900 (INSEE).

Avec la Première Guerre mondiale, puis la crise de 1929, frugalité et ingéniosité s’imposent à la cuisine populaire : l’usage des abats, des légumes secs, et des produits de cueillette (champignons, châtaignes dans le Sud-Gironde) devient incontournable. La variété de soupes, ragoûts et pâtés augmente. Le vin, longtemps réservé à la vente, gagne du terrain comme boisson de consommation courante même chez les plus modestes – selon les statistiques agricoles de 1931, un ouvrier consomme alors près de 100 litres de vin par an.

XXe siècle – XXIe siècle : mondialisation, identité et renouveau gastronomique

La seconde moitié du XXe siècle marque la montée inexorable de la mondialisation. Les grandes enseignes importent produits exotiques, les restaurants asiatiques, maghrébins ou italiens font découvrir d’autres saveurs, mais la Gironde s’attache à mettre en valeur ses spécificités.

  1. Naissance de l’AOC pour les vins (1936) puis pour la lamproie à la Bordelaise, les huîtres Arcachon-Cap Ferret et plus récemment le Boeuf de Bazas ou la noisette du Blayais (source : INAO).
  2. Valorisation de la pêche durable, notamment pour l’esturgeon (caviar d’Aquitaine) et les poissons migrateurs.
  3. Renaissance des marchés de producteurs, circuits-courts et écoles de cuisine girondines.

Depuis les années 2000, la région connaît une effervescence gastronomique : multiplication des restaurants locavores, essor du bio, mais aussi retour aux recettes traditionnelles modernisées (Guide Michelin Aquitaine). La cuisine girondine ne se conçoit plus sans ses pain de campagne, ses asperges du Blayais, ses magrets de canard, et ses farcis. On recense plus de 230 000 hectares de vigne, faisant du Bordelais le plus grand vignoble d'AOC du monde (CIVB).

Repères, anecdotes et produits-phares : quand l’histoire forge les goûts

Certains aliments et habitudes alimentaires portent l’empreinte directe des événements passés. Saviez-vous que :

  • Le canelé, emblème bordelais, doit son existence à la farine, aux blancs d’œufs et au rhum provenant des cargaisons non utilisées dans les chais du port.
  • Le verjus, jus de raisin vert, utilisé depuis l’époque médiévale pour acidifier plats et sauces, refait surface grâce à la redécouverte du “sucré-salé” par les grands chefs contemporains.
  • Le “jurançon noir”, cépage antique disparu lors du phylloxéra, vient d’être remis en culture par quelques exploitants du Bourgeais.
  • L’ostréiculture girondine, menacée dans les années 1970 par la “maladie des branchies”, a été sauvée par l’introduction de souches portugaises d’huîtres plus résistantes, aujourd’hui essence du fameux goût iodé de l’Arcachon.
  • Durant la Seconde Guerre mondiale, le cochon noir gascon, presque éteint, servait de monnaie d’échange sur les marchés de campagne pour compenser l’absence d’argent liquide.

Patrimoine culinaire en mouvement : entre tradition, adaptation et avenir

La Gironde a toujours su transformer les contraintes historiques en opportunités pour enrichir sa palette gastronomique : chaque crise, chaque période de prospérité, chaque vague migratoire a apporté sa pierre à l’édifice de la cuisine locale. Aujourd’hui, labels, formations et circuits courts composent un nouvel équilibre entre richesse du passé et créations de demain. Si le canelé est mieux connu que la “mie de pain au vin” ou le “surcron des Landes”, le patrimoine girondin n’a pas fini de surprendre et d’inspirer, en continuant d’intégrer toutes les saveurs du monde à sa propre histoire.

Pour explorer ce patrimoine vivant, rien ne vaut un détour par les marchés de La Bastide, une dégustation d’huîtres d’Arcachon sur le port, ou un atelier culinaire dédié à la lamproie – chaque gourmandise y raconte, à sa façon, une page d’histoire locale à croquer.

Sources : INRAE, INSEE, Inrap, Musée d’Aquitaine, F. Régent, CIVB, Guide Michelin, INAO, Archéologie du bassin d’Arcachon.

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