Traces anglaises dans la cuisine bordelaise : un héritage gourmand insoupçonné

1 novembre 2025

Des siècles de relations franco-britanniques : le contexte historique

Le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri Plantagenêt, futur roi d’Angleterre, en 1152, marque le coup d’envoi d’une domination anglaise sur Bordeaux et sa région ayant duré près de trois siècles, jusqu’en 1453 et la bataille de Castillon. Cette période, loin de n’être qu’une succession d’exactions et de troubles, a noué des liens étroits entre la Gironde et l’Angleterre. Échanges commerciaux, brassages humains, curiosité réciproque : la table n’est pas restée à l’écart de cette relation séculaire.

Le port de Bordeaux connaît alors l'une des influences internationales les plus précoces d’Europe continentale. Avec le vin comme nerf de la guerre (plus d’un million d’hectolitres exportés vers l’Angleterre au XIVe siècle selon l’historien Paul Butel), les entrepôts, auberges et tavernes de la ville voient fleurir spécialités et ingrédients venus d’outre-Manche. Plusieurs experts (dont Florence Belaën, conservatrice du musée d’Aquitaine) rappellent que cette présence anglaise a laissé dans la cuisine bordelaise des traces étonnamment durables, parfois sous des formes méconnues.

Le vin de Bordeaux : prestige anglais et nouvelles pratiques de consommation

Le vin constitue sans conteste le premier héritage, à la fois économique et culinaire, du passage des Anglais en Aquitaine. Dès le XIIe siècle, le terme « Claret » (origine du mot "clairet") apparaît dans la langue anglaise pour désigner le vin rosé léger produit autour de Bordeaux, très éloigné des rouges corsés du Médoc actuel.

  • Le clairet, encore produit aujourd’hui, résulte directement de cet engouement anglais. Il représente aujourd’hui autour de 5% de la production viticole bordelaise (source : CIVB).
  • La mode anglaise incite les Bordelais à pressurer plus doucement les raisins et à raccourcir la macération : une technique qui préfigure certains vins rosés modernes.
  • Les Anglais apportent aussi des techniques de conservation et de transport, demandant des vins plus stables pour l’exportation et participant à la diffusion des pratiques de vieillissement en barrique.

Aujourd’hui encore, de nombreux châteaux revendiquent la tradition du « Claret », exportée massivement en Angleterre, où elle façonne le goût britannique du « French wine » jusqu’à l’époque victorienne.

Les douceurs des îles : pudding, grogs et confiseries

L’influence britannique s’est également manifestée par l’introduction et l’adaptation de préparations sucrées, dont certains avatars subsistent à Bordeaux.

  • Pouding : Le pudding, dessert roi en Angleterre, fait son apparition sous diverses formes, principalement dans les milieux marchands et l’hôtellerie portuaire. Mélange de restes de pain, fruits confits et lait, il inspire la création de pâtisseries riches, parfois à base de fruits secs importés grâce au commerce triangulaire, dont les antiques “gâteaux bordelais” comportaient parfois raisins ou épices anglaises (voir Sud Ouest Gastronomie).
  • Grogs et punchs : Dès le XVIIIe siècle, la mode des punches (boissons chaudes ou froides mêlant alcool, sucre, épices et agrumes) se répand dans les salons bordelais, empruntant sa recette aux clubs anglais où marins et négociants partagent volontiers leur sens du mélange. Aujourd’hui, la tradition persiste au cœur de l’hiver, sous forme de “grog” revigorant à base de rhum, parfois confondu avec l’absinthe espagnole, mais dont l’origine demeure bien anglaise.
  • Minces pies et Christmas cakes : Les quartiers commerçants de Bordeaux, jusqu’au début du XXe siècle, voient émerger de petits biscuits épicés ou garnis de fruits, offerts lors des fêtes, certainement inspirés par les minces pies et Christmas cakes, symboles des célébrations britanniques évoquées lors des festivités de Noël à Bordeaux (voir France Bleu).

Épices, sauces et condiments : la touche anglaise bien dosée

Le goût anglais pour les plats rehaussés de sauces et d’épices va durablement marquer la cuisine bordelaise, alors que l’habitude française était plutôt aux saveurs franches et peu relevées. On observe dans les archives plusieurs transformations notables :

  • Sauces anglaises : L’usage du vinaigre, du sucré-salé (sauces “à la bordelaise” avec échalotes, vin, parfois sucre ou fruits secs) se développe avec l’influence britannique. Le “Sauce Bordelaise” telle que connue aujourd’hui pourrait être une héritière de cette fusion entre savoir-faire français et fantaisie anglaise.
  • Moutardes, chutneys et pickles : Les Anglais sont friands de moutardes aromatisées, de pickles (légumes vinaigrés) et de chutneys sucrés-épicés. À Bordeaux, dès le XVIIIe siècle, se structurent de petites fabriques de condiments, pour les Britanniques installés dans la ville. Cette tradition survit encore aujourd’hui dans certains cercles familiaux bordelais.

On retrouve l’influence britannique jusque dans le service du poisson : la célèbre sauce “à l’anglaise” (beurre fondu citronné) et les accompagnements de légumes vinaigrés sont régulièrement présents sur les tables girondines.

Des spécialités salées à l’heure du thé… au Port de la Lune

Si l’apport sucré est assez présent, le registre salé n’est pas en reste. Plusieurs spécialités actuelles s’inspirent de traditions britanniques, adaptées au terroir local.

  • Le roast beef et le Yorkshire pudding à la bordelaise : La présence anglaise favorise la consommation de bœuf rôti à Bordeaux dès le XVIe siècle (source : Dictionnaire historique de Bordeaux). La préparation de viandes rôties servies avec un jus déglacé au vin rouge rappelle le traditionnel “Sunday Roast”. Des variantes locales, parfois accompagnées d’un pain soufflé proche du Yorkshire pudding, existent encore dans certaines auberges familiales.
  • Le fish & chips girondin ? : Si le fish & chips tel qu’on le connaît en Angleterre apparaît seulement au XIXe siècle, les archives attestent qu’on dégustait dès le Moyen Âge des poissons frits, enrobés de pâte, sur le port de Bordeaux. L’arrivée massive de morue, d’abord pour la flotte anglaise, puis à destination locale, fait du poisson frit un classique populaire des deux rives de la Gironde (voir Ville de Bordeaux).
  • Sandwichs et finger food : L’influence du sandwich “à l’anglaise”, surtout dans le milieu des échanges commerciaux, conduira à l’avènement des en-cas à emporter, parfois garnis de viandes froides, cornichons, moutardes, fromages fermentés… une tradition qui persiste dans la vie étudiante bordelaise et les piques-niques urbains au Jardin Public.

Un langage culinaire truffé d’anglicismes

Les influences anglaises ne se limitent pas à l’assiette : on les retrouve jusque dans le vocabulaire du quotidien, preuve d’une hybridation durable.

  • Le mot “bar” (pour bistrot ou débit de boisson) est attesté à Bordeaux dès le début du XIXe siècle, importé via les auberges anglaises.
  • “Punch”, “toast”, “grogs”, “pudding”… autant de mots passés couramment en Gironde, alors que d’autres régions françaises les adoptaient plus tardivement.
  • Le “stand” des marchés (au lieu d’“étal”) reflète également cette perméabilité anglo-saxonne du vocabulaire alimentaire.

Jusqu’à aujourd’hui, certains Bordelais parlent encore de “cakes” lors des goûters ou de “clubs” pour les sandwichs servis dans les bars du centre-ville !

Lieux emblématiques de l’empreinte anglaise gourmande à Bordeaux

Plusieurs adresses et événements ponctuent l’histoire des apports culinaires anglais, que l’on peut encore retrouver ou visiter :

  • Les anciennes tavernes et hôtels anglais du quartier des Chartrons, où négociants et marins échangeaient vins, gâteaux secs et condiments dès le XVIe siècle. Certaines caves historiques, comme celles du quai des Chartrons, proposent aujourd’hui des dégustations de clairet à l’anglaise et rappellent cette filiation (source : Office du Tourisme de Bordeaux).
  • La cuisine de la maison de Montesquieu à La Brède, où sont conservées des recettes inspirées tant par la table anglaise qu’italienne, reflet du cosmopolitisme bordelais sous l’Ancien Régime.
  • Le Bordeaux British Community, encore actif, organise chaque hiver, notamment lors de la Fête des Lumières, des ventes de Christmas cakes, minces pies et autres douceurs dans le plus pur style anglais.
  • Le Museum of Wine and Trade (Musée du Vin et du Négoce), qui retrace le rôle essentiel des marchands britanniques dans l’affirmation des pratiques œnologiques bordelaises et la naissance d’une “belle société” cosmopolite autour du vin et de l’art de la table (voir Bordeaux Wine Museum).

Des influences qui persistent et se renouvellent aujourd’hui

Bien au-delà de l’explication historique, la présence anglaise continue d’inspirer la scène gastronomique bordelaise moderne.

  • Nouvelles adresses : De nombreux salons de thé, brunchs british ou restaurants de cuisine fusion s’installent chaque année à Bordeaux, surfant sur le regain de la “food anglaise” (source : Le Figaro Gastronomie).
  • Fêtes et traditions : Le marché de Noël accueille chaque hiver un stand de métayers britanniques, proposant shortbread, scones et Christmas pudding faits maison.
  • Échanges scolaires et professionnels : Les jeunes chefs girondins partent aujourd’hui encore se former à Londres, rapportant dans leurs valises (et sur leur carte !) des influences de fish & chips revisités, de “roast dinners” et de pâtisseries typiquement british.

Plus que jamais, Bordeaux cultive cette identité ouverte aux saveurs venus d’ailleurs… Parfois, il suffit de s’attabler en terrasse, un verre de clairet à la main et une part de pudding aux fruits secs dans l’autre, pour goûter la ville sous son jour le plus cosmopolite !

Pour aller plus loin : à la découverte de l’Angleterre… dans l’assiette bordelaise

L’histoire des apports britanniques à la gastronomie bordelaise est celle d’un dialogue fertile, où produits du terroir girondin et traditions d’outre-Manche s’entremêlent. Du vin clairet à la sauce bordelaise, du pudding revisité au sandwich à l’anglaise, le meilleur de la table locale se nourrit de cette conversation constante.

Curieux de revivre cette histoire à votre tour ? Pourquoi ne pas partir à la recherche des traces de cette influence : déguster un clairet frais dans une cave historique des Chartrons, surveiller l’arrivée des minces pies sur les étals du marché de Noël, ou oser un brunch alliant œufs, bacon et douceurs sucrées dans une maison de thé du centre-ville… L’Angleterre n’est jamais bien loin à Bordeaux – encore moins dans l’assiette !

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