L’incroyable histoire de la cuisine au vin rouge en terre bordelaise

17 novembre 2025

Un terroir façonné par la vigne : genèse d’une alliance culinaire

Quand on plonge dans les saveurs de la Gironde, difficile de séparer la gastronomie de la vigne, tant Bordeaux vibre autour de son vin. Mais comment le vin rouge est-il passé du verre à l’assiette ? L’histoire remonte loin, entre routes romaines et traditions paysannes, témoignant d’une adaptation à la richesse d’un terroir unique.

Le vignoble bordelais, avec près de 110 000 hectares de vignes (source : Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux), n’est pas seulement le cœur de l’économie locale depuis l’époque romaine : il a aussi nourri l’imaginaire culinaire des générations de chefs et de familles girondines. Déjà au Moyen-Âge, les petites auberges glissaient du vin dans leurs plats pour oublier le goût trop prononcé des viandes de chasse ou de gibiers faisandés. Rapidement, la tradition de « cuire au vin » s’est imposée dans les foyers ruraux, autant pour rehausser les saveurs que pour attendrir les morceaux moins nobles ou masquer une certaine astringence.

De la recette vivrière à la haute gastronomie : quelles grandes étapes ?

Avant d’arriver sur les plus belles tables de la région, la cuisine au vin rouge était d’abord un art populaire, une pratique économique : utiliser le vin local, parfois jugé trop âpre pour être bu, relevait d’une logique de bon sens et d’économie circulaire avant l’heure.

  • Au XVIIIème siècle : Une ère de mutation. L’explosion du commerce du vin, impulsée par la renommée internationale de Bordeaux, offre aux chefs de l’époque une matière première abondante et moins coûteuse.
  • Le XIXème siècle : À cette période, l’utilisation du vin dans les sauces bordelaises trouve ses bases. Les archives municipales de Bordeaux témoignent de concours de chefs valorisant l'inventivité autour du vin (source : archives municipales de Bordeaux, 1847).
  • XXème siècle : L’essor de la cuisine bourgeoise, puis des grandes tables étoilées, transforme les sauces au vin en gage de raffinement. Paul Bocuse lui-même partageait son admiration pour la sauce marchand de vin lors de sa venue à Bordeaux dans les années 1960.

Des plats signatures et leur histoire singulière

La cuisine au vin rouge bordelaise, ce sont de grandes signatures : du classique « entrecôte à la bordelaise » aux lamproies, en passant par le civet de canard. Voici les plats qui racontent la saveur d’une région.

L’entrecôte à la bordelaise : une tradition conviviale

Impossible de parler de Bordeaux sans évoquer cette viande noble, nappée d’une sauce à base de vin rouge, d’échalotes, de moelle de bœuf, et de beurre. Selon le Dictionnaire universel de cuisine pratique de Joseph Favre (1894), la recette a officiellement émergé au XIXème siècle, inspirée par les bouillons populaires préparés dans les tavernes autour du port de la Lune.

  • La clé : une cuisson précise, pour préserver la tendreté de la viande, et l’ajout d’un vin jeune, bien tannique, qui enlace la moelle en une texture nappante.
  • Anecdote : Autrefois, les courtiers en vin faisaient découvrir l’entrecôte à la bordelaise à leurs clients anglais, devenant ainsi le plat « signature » lors des négociations commerciales.

La lamproie à la bordelaise : un trésor fluvial

Plat mythique, la lamproie à la bordelaise incarne l’audace locale. Ce poisson préhistorique, pêché dans la Garonne, est mijoté longuement dans du vin rouge, accompagné de poireau, d’échalote et parfois de sang de lamproie, un tour de main emprunté à la cuisine médiévale.

  • Ce plat puise ses racines au XIVème siècle, mentionné dans des banquets de la noblesse aquitaine (source : Jean-Louis Flandrin, Histoire de l’alimentation).
  • L’élégance de ce mets : le vin de Bordeaux contrebalance la puissance marine du poisson, créant une alliance unique au monde.

Civets et daubes : de la nécessité à l’excellence

Historiquement, le « civet » était élaboré pour attendrir des viandes coriaces (gibier, canard, lapin) grâce à une marinade longue au vin rouge, aromates et parfois sang d’animal. La daube, quant à elle, empruntée à la Provence, prend à Bordeaux des accents charnus grâce aux vins plus structurés de la région (Merlot, cabernet-sauvignon).

  • En 1770, le guide gastronomique Le cuisinier gascon cite déjà le vin de Bordeaux pour ses pouvoirs attendrisseurs et son apport aromatique (source : Gallica BNF).
  • Les recettes évoluent à la fin du XXème siècle, avec l’arrivée de nouveaux cépages et des accords mets-vins plus poussés, portés par les tables étoilées du Bordelais.

Le vin rouge dans la cuisine : quels procédés techniques ?

Cuire au vin rouge ne se résume pas à « verser une bouteille dans la cocotte ». À Bordeaux, l’usage du vin vise à exalter les saveurs, donner du relief et créer des sauces onctueuses et brillantes.

  • Marinade : Permet d’attendrir la viande, de lui conférer des arômes fruités et épicés selon les cépages choisis.
  • Déglacer : Après avoir saisi viandes et légumes, le vin chasse les sucs pour un fond riche et savoureux.
  • Réduction : Le vin, longuement mijoté, s’épaissit et concentre ses qualités, se mêlant au gras de la viande ou du beurre pour une sauce « miroir ».
  • Montage au beurre : typique de la sauce bordelaise, qui devient lisse et brillante, incontournable pour napper ou accompagner les viandes grillées.

Anecdote : un chef bordelais utilise en moyenne de 3 à 12 litres de vin rouge par semaine pour élaborer ses sauces, selon une étude de l’UMIH Nouvelle-Aquitaine menée en 2021.

Le choix du vin : un art à part entière

La réussite d’une cuisson au vin bordelais tient autant à la technique qu’à la sélection du bon cru. Exit les clichés : il ne s’agit pas de sacrifier une bouteille jugée médiocre, mais d’opter pour un vin typique du terroir, jeune, généreux en tanins et doté d’une acidité suffisante pour équilibrer la matière grasse des plats.

  • Les grands favoris : Un Bordeaux « Supérieur », un Côtes de Bourg ou Blaye, voire certains crus artisanaux de l’Entre-deux-Mers.
  • Pour la sauce bordelaise, un vin à base de merlot ou de cabernet-sauvignon permet d’obtenir une structure harmonieuse (source : Maison des Vins de Bordeaux).
  • On privilégie toujours un vin que l’on pourrait boire à table, évitant le « piquette » qui acidifierait la sauce.

Astuce de chef : pour exhauster une sauce, une touche de vin en toute fin de cuisson amplifie les arômes sans laisser d’acidité.

Figures emblématiques et transmission d’un patrimoine culinaire

Si la cuisine au vin rouge s’est imposée, c’est aussi grâce aux chefs, artisans et familles qui perpétuent ce savoir-faire de génération en génération.

  • Les grandes maisons bordelaises, comme celle de Philippe Etchebest ou de Vivien Durand, modernisent la sauce bordelaise avec des réductions ultra-soignées ou des émulsions spectaculaires.
  • Dans les familles girondines, la tradition du « civet du dimanche » perpétue la mémoire culinaire et fédère autour de la générosité du terroir local.
  • L’École des Vins de Bordeaux propose régulièrement des ateliers culinaires dédiés à la cuisine au vin, réunissant amateurs et professionnels.

Chiffre clé : aujourd’hui, dans 75% des brasseries traditionnelles de Bordeaux, au moins un plat à base de vin rouge figure à la carte (source : Union des Métiers et des Industries de l'Hôtellerie, 2022).

Une spécialité en mouvement : créativité, circuits courts et valorisation des cépages

La cuisine au vin rouge continue d’inspirer, dynamisée par l’essor des circuits courts, la valorisation des cépages anciens (Malbec, Petit Verdot), ou encore l’apparition de mets végétariens réinventant les codes (risotto au vin rouge de Bordeaux, légumes rôtis marinés).

  • Le Bordeaux Côtes-de-Bourg, longtemps réservé à la table ouvrière, regagne ses lettres de noblesse en étant associé à la cuisine végétarienne ou aux plats de poisson.
  • Des ateliers de cuisine participatifs à Bordeaux revisitent la cuisine au vin pour la rendre accessible et moderne (cf. Ateliers des Chefs Bordeaux, 2023).
  • La mention « vin de Bordeaux cuisiné » devient un argument commercial, preuve de la fierté locale et de l’intérêt grandissant pour le patrimoine culinaire régional.

Perspectives gourmandes : l’avenir des recettes au vin rouge à Bordeaux

La cuisine au vin rouge, loin d’être figée dans la tradition, continue d’évoluer, influencée par les jeunes chefs, les envies locavores et la créativité propre à la région. Elle demeure l’expression d’un terroir généreux, d’une identité forte, mais aussi d’une ouverture constante à la nouveauté : chaque saison voit éclore de nouvelles associations, telles que le canard laqué au vin de Fronsac ou les légumes oubliés au jus réduit de Saint-Émilion.

À Bordeaux, passer à table, c’est goûter à la fois l’histoire, l’audace et l’innovation. Impossible de séparer l’art de la cuisine au vin rouge du patrimoine local : c’est bien la signature vivante et gourmande de la ville et de toute la Gironde.

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