Voyage au fil du temps : l’évolution des recettes de poissons et lamproies en Bordelais

20 octobre 2025

Une tradition aquatique ancrée, entre Garonne et estuaire

La richesse halieutique de la Gironde et de ses affluents n’a cessé de façonner la cuisine locale. Des lamproies amphibies aux aloses argentées, le patrimoine gastronomique des bords de Garonne est intimement lié aux saisons des poissons migrateurs. Mais comment ces trésors d’eau douce et salée ont-ils traversé les siècles dans nos assiettes ? Jusqu’où l’imagination des cuisiniers bordelais a-t-elle porté ces recettes, emblèmes parfois méconnus de notre terroir ?

Du Moyen-Âge à la scène gastronomique contemporaine, zoom sur une histoire vivante, ponctuée d’influences, de révolutions culinaires et d’anecdotes savoureuses.

Aux origines : la lamproie, un poisson-roi déjà médiéval

La lamproie, ce « poisson-serpent » qui fascine ou rebute, jouissait d’un statut particulier dès le Moyen-Âge. On la retrouve dans les festins royaux et ecclésiastiques, appréciée pour sa chair grasse et dense, mais aussi pour sa symbolique : la lamproie était jadis vue comme un mets de luxe, offert lors de grandes célébrations (source : « Histoire de la lamproie » - Université Bordeaux Montaigne).

  • Un mets de carême : À une époque où l’Église imposait de stricts jours d’abstinence, la lamproie, classée « poisson », était autorisée durant les périodes sans viande. Ce subterfuge explique sa présence récurrente dans les menus religieux.
  • Une star de la cour d’Angleterre : Dès le XIIe siècle, la lamproie bordelaise traversait la Manche en barriques de vin ! Un document daté de 1170 indique que le roi Henri II d’Angleterre recevait chaque année un « pâté de lamproie de Bordeaux » comme cadeau diplomatique.
  • Premières recettes écrites : On trouve trace de préparations en sauce, souvent enrichies d'épices rares (clou de girofle, cannelle, gingembre), de verjus ou d’amandes pilées, reflet des goûts médiévaux. Le « Liber de Coquina », compilé à Naples autour de 1300, évoque déjà la cuisson des poissons en sauce sombre.

Les poissons de rivière et d’estuaire : une diversité colorée à travers les âges

La Garonne et la Dordogne regorgeaient jadis d’espèces variées : brochet, esturgeon, alose, sandre, anguille… Mais la table bordelaise s’est distinguée par la façon d’accommoder ces poissons, selon les ressources, les influences et les saisons.

Techniques de conservation : du salage au vinaigre

  • Le salage et le séchage étaient pratiqués dès l’époque gallo-romaine, pour rendre transportable l’esturgeon (dont la vessie natatoire servait de colle de luxe) ou les maigres.
  • L’alose était fréquemment conservée au vinaigre ou « marinée » à partir du XVIe siècle, ce qui répondait à la nécessité de consommer le poisson hors saison de pêche.

Notons que le traditionnel esturgeon bordelais, recherché pour son caviar dès les années 1920, était autrefois cuisiné « à la royale », nappé d’une sauce riche, selon les usages de la noblesse locale (source : CONFRÉRIE de l’esturgeon et du caviar d’Aquitaine).

Aux XVIIe et XVIIIe siècles : influences, mutations et fastes culinaires

  • L’arrivée du vin rouge (notamment grâce à l’essor du Médoc) va modifier les usages de table. Les sauces s’enrichissent de vins tanniques, d’échalotes, de lardons - prémices de notre sauce « à la bordelaise ».
  • La table bourgeoise fait entrer les crudités, les herbes fraîches (estragon, persil) et les premières pommes de terre pour accompagner le poisson.
  • Le poisson bouilli, en « court-bouillon », se démocratise, permettant d’accommoder aussi bien la lamproie, l’alose que la tanche ou l’anguille.

La recette phare : la lamproie à la bordelaise, entre tradition et évolution

Difficile d’évoquer la cuisine bordelaise sans évoquer la célèbre lamproie à la bordelaise. Si la recette codifiée apparaît au XIXe siècle, son ancêtre médiéval fait déjà la part belle à une cuisson longue en sauce sombre, relevée et agrémentée de vin local. Que retenir de son évolution ?

  • Une base inchangée : La lamproie est tronçonnée vivante, flambée, puis mijotée longuement avec ses propres sangs, vin rouge, poireaux, lardons, ail, oignons et bouquet garni.
  • Pourquoi le sang ? Le sang est incorporé dans la sauce pour lier, épaissir et donner sa couleur typique au plat. Cette technique, héritée du Moyen-Age (où le sang était utilisé comme liant et exhausteur de goût), demeure rare et précieuse aujourd’hui.
  • L’accompagnement traditionnel : Des croûtons à l’ail ou au pain de campagne, parfois frottés au moût ou tartinés de compotée d’échalote, viennent apporter du contraste.
  • La recette canonique : Dans l’ouvrage « La Cuisine Bordelaise » de Joviat (1899), on retrouve déjà une formule quasi identique à celle servie dans les maisons girondines modernes.

Mais la lamproie séduit aussi les chefs créateurs : certains en font aujourd’hui des ravioles, la servent en cromesquis, ou revisitent la sauce en la dégraissant et en la « liftant » avec du cacao ou des épices douces.

Sortilèges d’aloses et renaissance de l’esturgeon

L’alose, poisson de printemps au goût affirmé, a longtemps été destinée aux « fricassées », cuites « au court-bouillon rouge » (avec du vin local, ail, échalote, thym). La particularité ? Son extraction fastidieuse des innombrables arêtes, qui donnait lieu à un savoir-faire minutieux, parfois transmis de génération en génération.

La raréfaction de l’alose (population divisée par 10 depuis 60 ans selon l’INRAE) et l’interdiction de pêche à l’esturgeon sauvage ont récemment poussé à des alternatives :

  • L’esturgeon d’élevage (Acipenser baerii), mis en avant par plusieurs chefs girondins, offre aujourd’hui une chair plus fine, moins grasse, valorisée aussi bien en pavé snacké qu’en rillettes ou en gravlax.
  • Des recettes revisitées : cuisson basse température, émulsions allégées de sauce bordelaise, association inédite avec les agrumes, qui suivent la modernité sans sacrifier les codes du terroir.

Influences extérieures : Gironde, carrefours et apports multiples

Le port de Bordeaux, grand carrefour maritime, a fortement ouvert la ville aux épices, alcools, vinaigres, et savoir-faire culinaires du monde entier.

  • Au XVIIIe siècle, la recette du « grillée d’anguilles » à la façon basquaise (piment, ail, huile d’olive) s’invite sur les tables girondines, de même que la zarzuela catalane qui rappelle les matelotes autochtones.
  • Les Anglais, très présents durant la période « Aquitaine Plantagenêt », diffusent l’usage du « brown sauce » et des assaisonnements à la moutarde – à rapprocher de certaines variantes de la sauce bordelaise.
  • Plus récemment, les influences asiatiques et nordiques (yuzu, condiments fermentés, fumage à froid) infusent dans les recettes de poisson et dynamisent la carte des bistrots et étoilés bordelais.

Trésors oubliés et réhabilitations modernes

Certaines espèces emblématiques bordelaises ont été délaissées, puis redécouvertes : le silure (historiquement peu prisé) fait aujourd'hui son retour sur les tables, accommodé en quenelles ou en carpaccio. Le goujon, frit en beignets, demeure l'une des madeleines de Proust de la pêche paysanne.

La tendance locavore et durable – indispensable face à la surexploitation des ressources et la pollution des eaux – inspire aujourd’hui de nouvelles pratiques. De jeunes chefs s’attachent à tout valoriser (têtes, arêtes, peaux), créant des bouillons corsés ou des chips pour réinventer la dégustation du poisson.

  • Quelques chiffres-clés :
    • Selon l’Agence de l’eau Adour-Garonne, la lamproie ne peut être pêchée que quelques semaines par an et sa production annuelle tourne autour de 40 à 50 tonnes en Gironde, nettement moins qu’au début du XXe siècle où la pêche culminait à plus de 300 tonnes.
    • Les esturgeons d’élevage d’Aquitaine représentent aujourd’hui 90 % de la production française (FranceAgriMer).

L’art de revisiter : conseils pratiques pour une cuisine de poisson ancrée et inventive

  1. Sourcer local et de saison : Privilégier les espèces de passage (lamproie de janvier à avril, alose en mars-mai, maigre en début d’été) et demander conseil aux pêcheurs, poissonniers ou marchés locaux.
  2. Repenser la sauce : Oser une sauce bordelaise allégée (moitié vin, moitié bouillon, moins de beurre), intégrer des fleurs d’ail des ours, jouer la surprise avec un trait de vinaigre fumé ou de poivre de Timut.
  3. Substituer et adapter : Essayez de remplacer la lamproie difficile à trouver par l’anguille, ajoutez des herbes fraîches et agrumes pour plus de fraîcheur. N’hésitez pas à cuire les poissons à basse température pour conserver leur moelleux.
  4. Travailler les restes : Les arêtes infusent de superbes fumets, les parures finissent en rillettes ou en tartinades, les peaux grillées deviennent chips raffinées pour l’apéritif.

Avenir des recettes : entre mémoire et inventivité

La cuisine des poissons et lamproies en terre bordelaise raconte, mieux que bien des discours, la capacité d’une région à puiser dans son passé pour enrichir son présent. De la fastueuse lamproie des tables royales à l’esturgeon élevé en bassin, des matelotes rustiques aux accords modernes, chaque plat retrace le dialogue fécond entre tradition, innovation et respect du vivant.

Ce riche héritage spectaculaire, parfois menacé, se transmet des rives de la Garonne aux cuisines les plus créatives. Les prochaines générations continueront – on l’espère – à réécrire ces histoires aquatiques, à la lueur de nouveaux défis et de belles inspirations gourmandes.

Sources complémentaires :

  • Joviat, « La Cuisine Bordelaise », 1899.
  • « Lamproie, une histoire gastronomique », Université Bordeaux Montaigne.
  • Dossiers FranceAgriMer, INRAE.
  • Agence de l'eau Adour-Garonne.
  • Confrérie de l’esturgeon et du caviar d’Aquitaine.

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