Bordeaux, carrefour gourmand : l’héritage colonial dans l’assiette girondine

8 novembre 2025

L’âge d’or du port de Bordeaux : plaque tournante des “coloniales”

L’histoire d’amour bordelaise avec les produits coloniaux débute au XVIIIe siècle, alors que Bordeaux connaît une prospérité sans précédent grâce au commerce triangulaire. Le port reçoit du sucre brut, du cacao, du café, des épices et d'autres denrées alors considérées comme des luxes venus des Amériques, des Antilles, de l’Afrique de l’Ouest ou de Madagascar. Selon l’historien Frédéric Régent, à la veille de la Révolution, Bordeaux est même le “premier port négrier de France” et une plateforme essentielle pour l’entrée des produits exotiques sur le territoire (source : La Vie des Idées).

  • Entre 1714 et 1792, on estime que plus de 400 000 esclaves sont passés par le port de Bordeaux.
  • Au XVIIIe siècle, Bordeaux traitait à lui seul jusqu’à 80 % du sucre importé en France (source : Musée d’Aquitaine).
  • De grands négociants, tels que la famille Gradis ou les Hourné, bâtissent des fortunes colossales sur le négoce du café, du cacao et du sucre, qui traversent ensuite les cuisines de la bourgeoisie locale.

Du sucre à la girondine : une douceur beaucoup moins innocente qu’il n’y paraît

Impossible d’imaginer les cannelés, dunes blanches, crèmes bordelaises ou macaronades sans sucre. Or, ce dernier vient massivement des Antilles françaises (Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe) à partir du XVIIe siècle. Dans le Bordeaux prospère du XVIIIe, on voit éclore de nombreux raffineurs : on en comptait 17 en activité en 1789, dont plusieurs autour des Chartrons (source : Archives Bordeaux Métropole).

  • La canne à sucre des colonies est raffinée localement et devient la base de la pâtisserie bordelaise.
  • L’essor des confiseries, des entremets sucrés, de la pâtisserie de salon et du punch trouve sa source dans cette manne exotique.

Le cannelé de Bordeaux, dont la pâte est enrichie de vanille et de rhum, est un pur produit du croisement entre la farine locale et les ingrédients ultramarins. À l’origine, il n’y avait pas de rhum ni de vanille dans la recette, ces ajouts sont arrivés dans le courant du XIXe siècle grâce à la disponibilité croissante de ces denrées.

Cacao et chocolat : de la boisson aristocratique à la gourmandise populaire

Le chocolat, premièrement dégusté en boisson, apparaît dans les cercles aristocratiques bordelais dès le début du XVIIIe siècle. Les fèves proviennent principalement des Antilles (Saint-Domingue notamment) via le port de Bordeaux.

  • En 1769, la première chocolaterie bordelaise est recensée. Elle fournit l’élite en tablettes, poudre, et surtout en boissons chocolatées.
  • Sous l’Empire, la mode du chocolat chaud s’étend aux rôtisseries et bars à desserts, puis à la bourgeoisie embryonnaire, impulsant la naissance de boutiques spécialisées.

Aujourd’hui, des maisons comme Saunion perpétuent cet héritage, en confectionnant notamment les fameux chocolats au cannelé ou des ganaches au rhum et à la vanille. Un exemple parfait du croisement des produits locaux et coloniaux.

Epicés : les saveurs du lointain au cœur du terroir

La vanille, discrète mais incontournable

Importée de Madagascar et du Mexique, la vanille compose depuis le XIXe siècle l’âme de nombreux desserts bordelais : cannelés, crèmes et glaces “demi-lune” (création du confiseur bordelais Rousseau en 1810, à base de vanille et d’amandes). Selon la Chambre de Commerce de Bordeaux, le port en importait plus de 10 tonnes par an dans les années 1880, un chiffre considérable pour l’époque (source : CCIB).

La cannelle, le poivre et la muscade

Utilisées pour épicer vins chauds (“vin épicé de Bordeaux”), charcuteries ou pâtisseries de fêtes, ces saveurs marquent surtout la cuisine festive des Girondins. Jusqu’au XIXe siècle, la cannelle et la muscade sont signes de prestige, réservées aux grandes occasions. On les retrouve dans des préparations comme :

  • Le pain d’épices bordelais, souvent enrichi de cannelle et de poivre de Java.
  • Les pralines artisanales, à base d’amandes, sucre et épices.

Le café, boisson méditative et sociale

La vogue du café s’empare de Bordeaux à la fin du XVIIIe siècle : les cafés s’installent sur les quais et au cœur de la ville, donnant naissance à un “art de vivre” typiquement bordelais. En 1777, on compte plus de 25 établissements servant le café autour de la place de la Bourse, fréquentés par négociants, artistes… et futurs révolutionnaires (source : Livre Une histoire des cafés à Bordeaux de Dominique Lormier).

Une influence profonde sur les savoir-faire et le paysage gourmand local

Les produits coloniaux n’ont pas seulement transfiguré la palette des saveurs : ils ont contribué à des traditions, à la structuration de métiers et au développement de nouveaux rituels en Gironde.

  1. Boulangers et pâtissiers bordelais : se sont spécialisés dans des produits tels que la brioche au sucre (pain Viennois, “pain de Marie”), la pâte à cannelé ou les desserts à la crème parfumée à la vanille ou au chocolat.
  2. Confiseries et chocolateries artisanales : elles ont fleuri dans les quartiers négociants : rue Sainte-Catherine, rue des Remparts.
  3. Marchés et épiceries fines : dès 1840, on compte une trentaine d’épiceries “coloniales” à Bordeaux, proposant sucre, épices, café et sirops exotiques (source : Archives municipales de Bordeaux).

Même les boissons locales, comme le fameux punch à la bordelaise, résument ce métissage : du rhum (Antilles), du citron (importé d’Espagne ou de Corse), du sucre (des îles) et parfois un trait de vieux Bordeaux. Patrimoine vivant !

Quand les produits exotiques entrent dans la culture populaire bordelaise

Progressivement, les denrées coloniales cessent d’être réservées à l’élite et diffusent dans toutes les strates de la société girondine. Certaines habitudes, aujourd’hui familières, sont directement issues de cette histoire :

  • Le p’tit noir du matin : le café au comptoir devient un rituel partagé dans les quartiers populaires.
  • Le goûter au chocolat : le “pain-chocolat” (ou chocolatine !) s’impose parmi les enfants de Bordeaux.
  • L’usage du sucre et du rhum dans la pâtisserie : diffusion rapide après 1850, avec l’industrialisation du sucre.

Dans la culture festive, le punch, les liqueurs exotiques et le rhum flamblé sont de toutes les fêtes, à la ville comme à la campagne.

Quelques recettes girondines qui racontent le passé colonial

Voici quelques spécialités où l’héritage des colonies se goûte à chaque bouchée :

  • Cannelé bordelais : farine, lait, œufs, sucre (des Antilles), vanille (Madagascar, Mexique), rhum (Antilles).
  • Dunes blanches de Cap-Ferret : choux garnis de crème à la vanille, recouverts de sucre glace.
  • Pains d’épices de Noël : cannelle, girofle, muscade, miel.
  • Punch bordelais : rhum, sirop de sucre, citron, cannelle, fruits frais.

Certains artisans mettent un point d’honneur à utiliser des ingrédients certifiés issus du commerce équitable ou bio, renouant ainsi avec une approche éthique face à cette histoire parfois douloureuse.

L’héritage colonial aujourd’hui, entre mémoire, éthique et créativité

La trace des produits coloniaux déclenche parfois de vifs débats : mémoriaux, mises en contexte historiques, travail de mémoire sur l’esclavage. Le Musée d’Aquitaine à Bordeaux propose un parcours permanent sur cette histoire, tandis que des associations – comme Mémoires et Partages – organisent des visites guidées retraçant les liens entre patrimoine gourmand et commerce triangulaire (Mémoires et Partages).

  • Nombre de pâtissiers bordelais affichent la provenance de leurs ingrédients et privilégient les circuits équitables (Saunion, La Toque Cuivrée…).
  • La jeune génération s’ouvre davantage aux influences africaines, antillaises ou latino-américaines, en puisant dans ces produits pour revisiter recettes et techniques (voir le chef Boris Campanella pour la cuisine créole revisitée à Bordeaux).

En s’invitant dans l’assiette girondine, le cacao, la vanille, la canne à sucre, le rhum et toutes ces “coloniales”, ont écrit une page décisive du patrimoine culinaire bordelais. Le passé est omniprésent, mais il n’empêche pas l’inventivité et invite à poser un regard lucide et gourmand sur ce grand brassage des cultures.

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