Bordeaux, entre sucre et épices : quand l’histoire s’invite à table

5 septembre 2025

Le port de Bordeaux : carrefour stratégique des routes maritimes

Du XVI au XIX siècle, Bordeaux s’est imposée comme l’un des plus grands ports français, exportant vin, bois, et recevant en retour nombre de marchandises venues d’ailleurs. Le port de la Lune, classé aujourd’hui au patrimoine mondial de l’UNESCO, fut le théâtre de la flambée des échanges entre l’Europe, l’Afrique et les Antilles, dont le sucre et les épices étaient les produits-phares (Sources : Musée d’Aquitaine, Histoires de Bordeaux, Cité du Vin).

  • En 1789, Bordeaux était le premier port du royaume pour le commerce avec les Antilles.
  • En 1800, ce sont plus de 40 000 tonnes de sucre brut arrivées des colonies qui transitaient chaque année par la ville (source : Archives de Bordeaux Métropole).
  • Bordeaux abritait une trentaine de raffineries de sucre à la Révolution française, un record hors Paris (Musée d’Aquitaine).

Ces arrivages de sucre (de betterave et de canne) mais aussi de poivre, de vanille, de cannelle ou encore de muscade, étaient destinés aussi bien au négoce international qu’à la consommation locale des tables bordelaises.

Les ingrédients d’une révolution culinaire : sucre et épices débarquent dans les cuisines

Dans la société bordelaise du XVIII siècle, le sucre cesse peu à peu d’être un produit de luxe réservé à l’aristocratie pour devenir un ingrédient courant… et une nouvelle habitude gustative. En parallèle, les épices – longtemps synonymes de prestige – se démocratisent, via la route des Indes et des comptoirs antillais.

Le sucre, du commerce à la pâtisserie bordelaise

  • Le sucre raffiné bordelais va transformer les habitudes alimentaires, donnant naissance à une profusion de confiseries, de desserts, et enrichissant les cuisines bourgeoises et populaires.
  • Cette explosion de sucre inspire la création de spécialités emblématiques comme les canelés (cannelés), dans lesquels la croûte caramélisée, signature du célèbre gâteau, n’existerait pas sans l’abondance locale de sucre de canne raffiné (Patrimoine culinaire de France).
  • Les bouchons bordelais, macarons et autres douceurs doivent également beaucoup à la disponibilité du sucre local.

Les épices, amplificateurs de créativité

  • Le poivre, la cannelle, la muscade, les clous de girofle ou la vanille, introduits initialement pour masquer l’acidité ou le manque de fraîcheur de certains aliments, deviennent des marqueurs de raffinement.
  • Au XVII siècle, les tables bordelaises rivalisent d’inventivité, et la présence d’épices dans les sauces, les ragoûts, les farces ou les pâtisseries bordelaises dépasse vite le strict effet de mode.
  • Anecdote : au XVIII siècle, un registre des archives de Bordeaux fait état d’un “vin épicé” dégusté lors des noces de Louis XVI, à la fois sucré et parfumé de clou de girofle : un avant-goût du fameux vin chaud bordelais actuel (Les Archives de Bordeaux Métropole).

L’impact social et économique d’un commerce mondial

L’installation des raffineries de sucre, de chocolateries (la première, La Maison Darricau, est encore une institution), mais aussi l’ouverture de boutiques d’épices dès le XVIII siècle témoignent de l’essor d’un véritable écosystème alimentaire.

  • La maison Baillardran, figure incontournable du canelé, ne serait pas née sans la tradition du sucre importé via le port.
  • De nombreuses familles bordelaises ont bâti leur fortune sur le commerce du sucre, donnant naissance à une bourgeoisie du sucre qui a stimulé le mécénat dans l’art, l’architecture et la gastronomie – les grandes demeures du XVIII siècle dans le quartier des Chartrons sont un héritage tangible.

Par ailleurs, cette histoire s’inscrit au cœur d’une réalité plus sombre : celle de la traite négrière et de l’économie coloniale. Les échanges triangulaires entre Bordeaux, l’Afrique et les Antilles, parfois désignés comme le “commerce infâme”, reposaient en grande part sur l’exploitation de femmes et d’hommes réduits en esclavage (L’Humanité, Le Monde, Mémoires de la traite – Bordeaux Port d’attache).

  • En un siècle, près de 500 expéditions négrières ont été recensées au départ de Bordeaux, et plus de 150 000 Africains ont été déportés vers les colonies (Source : Wikimedia France).

Ce pan complexe de l’histoire a laissé, dans la culture et la gastronomie bordelaises, des paradoxes dont on sent parfois encore le goût sucré-amer.

Recettes et spécialités : le métissage bordelais dans l’assiette

Bordeaux doit à ses échanges une identité gastronomique contrastée, savoureuse et métissée : la recette du canelé mêle ainsi vanille des Antilles, rhum agricole et abondance de sucre ; le chocolat, arrivé par les routes transatlantiques via Bayonne, se trouve chez tous les confiseurs locaux depuis le XIX siècle (Source : Musée du Chocolat de Bayonne, gastronomie.gironde.fr).

Quelques créations bordelaises indissociables du sucre et des épices :

  • Le canelé : la croûte caramélisée, parfumée de vanille Bourbon et souvent relevée de rhum antillais, est la quintessence du produit colonial mis en œuvre par le génie pâtissier bordelais.
  • Le vin chaud bordelais : mariage de traditions viticoles et d’épices exotiques (cannelle, poivre, quatre-épices) ; servi lors des marchés de Noël, il prolonge le souvenir du “vin épicé” de l’époque classique.
  • Les macarons bordelais : réinterprétés par la maison La Toque Cuivrée comme par les boulangers des campagnes alentour (Saint-Émilion en tête), ils intègrent la poudre d’amande et le sucre, un luxe longtemps réservé aux grandes occasions.
  • La sauce bordelaise : si elle est d’abord réputée pour son vin rouge, elle pouvait autrefois inclure une pointe de poivre, voire de muscade, héritage direct de l’époque des premiers marchés d’épices bordelais.

Au-delà des classiques, le métissage s’illustre dans des recettes oubliées ou revisitées. On pense notamment aux “épices rabelaisiennes” (mélange inventé à Bordeaux à la fin du XIX siècle), à la gurullada des Landes toute proche (riz au lait épicé de cannelle et parfumé de zeste d’orange), ou encore aux multiples recettes de fruits secs glanés au port, base des pâtisseries à Bordeaux.

Des saveurs héritées et revisitées : l’influence persistante aujourd’hui

Si la mondialisation a accéléré la diversification des produits sur les marchés girondins depuis la seconde moitié du XX siècle, l’empreinte des routes du sucre et des épices demeure perceptible dans la gastronomie locale.

  • Près de 60 % des pâtisseries bordelaises proposent aujourd’hui au moins un produit utilisant du sucre de canne et/ou une épice exotique, selon une enquête menée par la Chambre de Métiers de la Gironde (2021).
  • Des chefs contemporains tels que Philippe Etchebest (Le Quatrième Mur) ou Tanguy Laviale (Garopapilles) n’hésitent pas à intégrer en clin d’œil cannelle, vanille ou tonka dans des recettes traditionnelles revisitées (Le Fooding, France 3 Nouvelle-Aquitaine).
  • Les épiceries fines de Saint-Michel et Capucins mettent en avant de véritables trésors venus des quatre coins du monde, dans la lignée des premiers apothicaires et véritables “épiciers” bordelais du XVIII siècle.

Où retrouver aujourd’hui l’empreinte des routes du sucre et des épices ?

  • Boutiques et pâtisseries historiques : Baillardran, La Toque Cuivrée, Darricau ou la Maison Seguin — pour (re)découvrir les héritages sucrés du port.
  • Marché des Capucins et quartier Saint-Michel : pour s’approvisionner en épices, fruits exotiques et produits métissés, à l’image du Bordeaux d’hier et d’aujourd’hui.
  • Ateliers et visites guidées : Musée d’Aquitaine (programme “Bordeaux, port du sucre et des épices”), dégustations thématiques chez Mademoiselle de Margaux ou à la Cité du Vin.
  • Événements culinaires : Semaine du goût, Fête du Vin, ateliers d’histoire culinaire proposés par les musées et associations culturelles.

L’héritage des routes du sucre et des épices, un moteur pour la cuisine bordelaise d’aujourd’hui

L’influence des routes du sucre et des épices demeure vive à Bordeaux, autant dans les textures et les saveurs que dans la richesse de son patrimoine gastronomique. Entre création de recettes mythiques, ouverture sur le monde et réconciliation de pages sombres de l’histoire, la gastronomie bordelaise poursuit son évolution. Déguster un canelé ou dénicher la dernière trouvaille épicée chez un jeune chef, c’est, à sa façon, perpétuer ce dialogue subtil entre histoire, culture et gourmandise.

La prochaine fois que vous franchirez la porte d’une pâtisserie bordelaise ou que vous savourerez un plat subtilement épicé, pensez à ce long parcours des produits et des histoires. Chacun de ces délices porte l’empreinte de siècles d’échanges, et fait de Bordeaux une ville où il fait bon manger… et s’interroger sur l’origine de ses saveurs.

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