La magie des épices dans la cuisine médiévale girondine : influences, usages et saveurs d’antan

24 octobre 2025

Les épices au Moyen Âge : un luxe en Gironde aux multiples usages

Qu’on traverse les marchés de Saint-Macaire ou qu’on imagine un festin dans les murs du Château de Roquetaillade, il est difficile d’associer spontanément l’image d’une table médiévale girondine à des mets allant du piquant au musqué, enveloppés d’arômes venus de loin. Pourtant, entre le XIIe et le XVe siècle, la Gironde, au cœur du duché d’Aquitaine, fut l’une des portes d’entrée des épices en France. Ces précieux condiments n’y servaient pas seulement à masquer le goût d’aliments fatigués – un mythe d’ailleurs largement remis en cause (source : Bruno Laurioux, médiéviste, CNRS) – mais constituaient de véritables marqueurs de raffinement, de richesse et même de spiritualité.

  • La route des épices à Bordeaux : Port d’importance européenne dès le Moyen Âge, Bordeaux accueillait des cargaisons de cannelle, de gingembre, de safran et de poivre, souvent issues de Gênes ou de Lisbonne puis redistribuées vers l’intérieur du royaume (source : Archives municipales de Bordeaux).
  • L’indicateur social : Les épices étaient le signe visible d’un statut : réservées à la noblesse, à la grande bourgeoisie et au clergé, elles ornaient plats, desserts, et parfois même boissons.
  • Des usages sacrés et médicinaux : Au-delà de la cuisine, les épices étaient présentes dans des préparations médicales, de nombreux traités de l’époque (notamment ceux du médecin Arnaud de Villeneuve) les recommandant pour préserver la santé et purifier le corps.

Quelles épices dans les marmites girondines ? De la cannelle au galanga

Si le poivre noir est la star des inventaires, la cuisine girondine médiévale fait la part belle à une étonnante palette d’épices. Les livres de comptes des seigneurs aquitains ou les recettes recensées dans le Viandier de Taillevent (fin XIVe siècle) témoignent de cette diversité.

Épice Origine Utilisation en Gironde
Cannelle Ceylan (Sri Lanka) Infusée dans des bouillons, desserts, sauces sucrées-salées
Gingembre Asie du Sud Relevait ragoûts, poissons, pâtés ou hypocras
Poivre noir Côte de Malabar (Inde) Dans pratiquement tous les plats, salés comme sucrés
Clou de girofle Îles Maluku (Indonésie) Parfume charcuteries, viandes rôties, vinaigres
Safran Moyen-Orient, Espagne Colorant et arôme pour poissons, soupes, sauces dorées
Galanga Asie du Sud-Est Apporte piquant et fraîcheur aux viandes et tartes

Une particularité girondine : dès le XIIIe siècle, le commerce local du safran, cultivé en Bordelais et dans le Bazadais, n’est pas anodin. En 1340, les consuls de Bordeaux réglementent son marché pour éviter les fraudes. L’épice s’utilise dans des recettes comme la “broye safranée” (crème à l’œuf sucrée-salée, selon le traité anonyme de 1390 cité par la Bibliothèque municipale de Bordeaux).

Des recettes épicées étonnantes : le subtil équilibre des saveurs

Contrairement à l’image d’une cuisine médiévale rustique, les recettes du Bordelais brillent par leur raffinement et leur subtilité d’assaisonnement.

La sauce cameline, star médiévale

  • Ingrédients : pain grillé émietté, vinaigre vieux, cannelle, poivre, clous de girofle, gingembre, parfois un peu de sucre ou de miel.
  • Usage : Accompagnait gibier, porcelet rôti, voire poissons d’estuaire.
  • Particularité girondine : À Bordeaux, il était courant d’ajouter une touche de vin local à la sauce – un trait régional (Source : Valérie Berty, “Manger au Moyen Âge”, 2007).

L’hypocras, le vin épicé festif

  • Préparation : Vin rouge ou clairet du Bordelais, cannelle, graines de paradis (racine épicée apparentée au gingembre), sucre, muscade.
  • Usage : Boisson d’accueil lors des grands banquets (Sources : Anne Wilson, Food and Drink in Britain, 2003).

Pourquoi autant d’épices ? Fonctions symboliques, sanitaires et… diplomatiques

L’omniprésence des épices ne relève pas du simple goût :

  • Affichage du pouvoir : À Bordeaux, vers 1410, plus du quart des dépenses alimentaires festives de la cour du duc d’Aquitaine sont consacrées aux épices – soit plus que pour la viande elle-même (source : Inventaires ducaux, Archives Départementales de la Gironde).
  • Vertus diététiques et protectrices : Les médecins bordelais, dont Bonnet de Lates ou Michel de Villeneuve, prescrivaient poivre et gingembre pour “échauffer l’estomac” et éviter les désordres intestinaux, très redoutés au Moyen Âge.
  • Instrument de diplomatie : Offrir des épices, tel que le décrit Froissart dans ses Chroniques (vers 1370-1400), était courant lors des traités signés au Palais de l’Ombrière.
  • Fenêtre sur l’orient : Les épices symbolisaient l’ouverture sur le monde et la capacité, pour les grands Bordelais, de commercer avec l’Angleterre, l’Espagne et au-delà vers l’Asie via les Italiens (source : Jean-Louis Abbé, “Le commerce maritime à Bordeaux au Moyen Âge”, Revue historique de Bordeaux, 2011).

Un impact durable sur le goût girondin et le rapport à la cuisine

L’empreinte des mélanges d’épices médiévaux subsiste, parfois à l’état d’écho discret. Dans les cannelés (où la vanille s’est substituée à la cannelle), dans la garbure de l’Entre-deux-Mers à la pointe de poivre, ou dans la saveur douce-amère de certaines sauces au vinaigre aux arômes de vin épicé, on retrouve l’esprit d’une cuisine où l’enjeu n’était pas tant de dompter les produits locaux, mais de les transformer par l’imaginaire des saveurs venues du sud et de l’est.

  • Des confréries locales perpétuent l’usage du safran, célébrée chaque année lors de fêtes rurales à Saint-Émilion ou dans le Bazadais.
  • Le Musée d’Aquitaine de Bordeaux consacre régulièrement des ateliers à la redécouverte des recettes médiévales, prouvant combien la cuisine épicée intrigue encore (infos : Musée d’Aquitaine).

Redécouvrir aujourd’hui le patrimoine d’épices girondin

Curieux d’expérimenter ces accords d’un autre temps ? Quelques pistes :

  1. Visitez les marchés historiques du vieux Bordeaux pour retrouver des commerçants spécialisés en épices. Certains, comme l’Échoppe Empreinte, proposent toujours des mélanges inspirés du Moyen Âge.
  2. Essayez la sauce cameline maison : pain grillé, vin rouge bordelais, vinaigre, trio poivre-cannelle-clou de girofle. Parfait avec une viande rôtie ou un poisson d’estuaire !
  3. Invitez le safran dans votre cuisine : Un risotto de moules façon arcachonnaise ou une crème au safran… et on s’autorise un voyage dans le temps, tout en goûtant au présent.
  4. Participez à des ateliers de cuisine médiévale, proposés par certaines maisons du patrimoine ou lors des Journées européennes du patrimoine en Gironde.

Épices et identité culinaire : l’héritage vivant du Moyen Âge girondin

La cuisine girondine n’a jamais cessé d’être un terrain d’influence et de métissages. L’histoire d’amour entre la Gironde et les épices au Moyen Âge révèle combien le goût, la convivialité, l’échange et l’innovation ont forgé l’identité du terroir : du port de la Lune à la table d’un vigneron du Blayais, chaque grain de poivre et volute de cannelle raconte une mémoire partagée, toujours prête à renaître et inspirer nos créations gourmandes.

Sources et pour aller plus loin :

  • Bruno Laurioux, “Manger au Moyen Âge” (2002), CNRS Éditions.
  • Anne Wilson, “Food and Drink in Britain”, 2003.
  • Valérie Berty, “Manger au Moyen Âge”, Editions Ouest-France, 2007.
  • Archives municipales et départementales de Bordeaux et de la Gironde.
  • Jean-Louis Abbé, “Le commerce maritime à Bordeaux au Moyen Âge”, Revue historique de Bordeaux, 2011.
  • Musée d’Aquitaine : https://www.musee-aquitaine-bordeaux.fr/

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