Le goût de Bordeaux au Moyen Âge : voyage parmi les ingrédients emblématiques des recettes médiévales

16 octobre 2025

Le contexte : Bordeaux, une ville-carrefour en effervescence

À l’époque médiévale, Bordeaux rayonne comme un centre politique, religieux et commercial de premier plan, notamment sous la domination anglaise (1154-1453), période charnière qui insuffle à la table locale de multiples influences. La Garonne, véritable « cordon ombilical » de la cité, reliait Bordeaux à l’Atlantique, acheminant épices, vins, poissons et produits exotiques vers la région. À cette époque, le pain, le vin (plutôt jeune et clair, dit clairet) et la viande dominaient au festin des nobles, tandis que les céréales, les légumes secs et le poisson salé constituaient l’essentiel de l’alimentation des classes populaires (source : Cahiers de civilisation médiévale).

Les piliers des recettes médiévales bordelaises : entre terroir, fleuve et océan

Le pain, le vin et le sel : la sainte trinité quotidienne

  • Pain : Fabriqué majoritairement à partir de seigle ou d’épeautre, plus rarement de blé, le pain était la base de tout repas. Le « pain de froment », blanc et raffiné, restait réservé aux élites. On sait, grâce aux registres de la Jurade de Bordeaux, que plusieurs dizaines de fours publics étaient à disposition au XIVᵉ siècle dans la ville.
  • Vin : Le vin de Bordeaux, appelé à l’époque « clairet », était un vin léger et pâle, bien différent des rouges profonds d’aujourd’hui. Le commerce du vin constituait déjà une manne essentielle : on estime qu’entre 1300 et 1350, environ 100 000 tonneaux de vin étaient exportés annuellement via la Garonne vers l’Angleterre (source : Michel Tastet, Université Bordeaux Montaigne).
  • Sel : Indispensable tant pour la conservation que pour l’assaisonnement, le sel provenait souvent des marais salants de la côte atlantique (Charente, Guérande). Il était si précieux qu’il représentait parfois jusqu’à 10% des dépenses d’une famille urbaine (source : les archives municipales de Bordeaux).

Céréales et légumes : la base de l’alimentation populaire

  • Céréales : L’orge, le seigle, le millet et l’avoine composaient les potages et bouillies, très consommés. Le froment servait surtout pour les occasions ou chez les plus aisés.
  • Fèves, pois chiches et lentilles : Présents dès le Haut Moyen Âge, ils étaient cuisinés pour des « menestrées » (soupes épaisses) ou en purées, parfois agrémentés d’aromates du pays.
  • Navets, choux, oignons, poireaux : Les légumes racines et à feuilles dominaient les jardins urbains. On les apprêtait souvent confits ou mijotés, une technique vieille de plusieurs siècles dans la région.

Poissons, huîtres et lamproies : la Garonne, grande pourvoyeuse

  • La lamproie : Poisson mythique de la Garonne, fort apprécié de la noblesse. La fameuse lamproie à la bordelaise, cuisinée avec du vin rouge, des poireaux et du pain grillé, tient son origine des banquets médiévaux du duché d’Aquitaine.
  • Poissons de rivière et d’estuaire : Brochet, anguille, esturgeon (source de précieux caviar, dès le XIIIᵉ siècle selon Sud Ouest Gourmand), alose, sandre… Le poisson salé, fumé ou séché assurait aussi la survie en carême.
  • Huîtres et coquillages : Les bancs d’huîtres sauvages abondaient déjà dans l’embouchure de la Gironde et sur le littoral. On dégustait huîtres plates et palourdes crues ou cuisinées lors de grandes fêtes religieuses.

Viandes et volailles : une diversité guidée par la saisonnalité et le rang social

Une viande pour chaque occasion

  • Bœuf, mouton, porc : Réservés aux jours de fête pour les petites gens, mais présents plus souvent sur les tables bourgeoises et aristocratiques.
  • Gibier : Daim, cerf, lièvre et sanglier faisaient partie des banquets seigneuriaux. Le célèbre pâté de palombe, ancêtre du pâté en croûte bordelais, permettait de conserver la volaille sur plusieurs jours.
  • Volailles : Poulet, oie, canard, mais aussi les « poussins de vigne », de jeunes oiseaux élevés dans les vignes du Bordelais, abondamment cuisinés en sauces douces à base de vin épicé.

De nombreuses recettes recouraient au sang d’animal pour épaissir et colorer les sauces, selon des usages hérités de la cuisine romaine et très prisés à la cour d’Aquitaine.

Épices, herbes et condiments : le secret du goût médiéval

Un Moyen Âge parfumé d’épices exotiques

  • Poivre, gingembre, cannelle, girofle, noix de muscade : Le port de Bordeaux, véritable plaque tournante de la route des épices, permettait l’accès privilégié à ces denrées rares. Le poivre était aussi utilisé comme monnaie d’échange, et la cannelle parfuma nombre de sauces pour gibier ou fruits de mer (voir : Médiévales, n°62).
  • Safran : Cultivé dès le XIIIᵉ siècle dans le Sud-Ouest, il colorait bouillons et ragoûts festifs.

Herbes fines et aromates du terroir

  • Persil, estragon, sauge, hysope, coriandre : Herbes du jardin médiéval, elles parfumaient viandes, poissons, sauces aigres-douces. Le persil plat bordelais était déjà très prisé.
  • Moutarde : La production locale aurait précédé le développement de la moutarde de Dijon, et le condiment était déjà courant au XIIIᵉ siècle pour relever viandes froides et charcuteries.
  • Vinaigre et verjus : Le vinaigre, dérivé de la vinification, et le verjus (jus de raisins non mûrs) étaient utilisés pour aciduler les sauces, une signature de la cuisine médiévale aquitaine.

Du sucré et du festif : pâtisseries médiévales entre rituels et plaisir

Les produits sucrés étaient rares et prisés : le miel, roi du sucrant local, était utilisé pour napper tartes, fruits cuits et « dragées » servis en fin de repas.

  • Le pain d’épices : Importé par la route des foires, il se fabriquait au miel et aux épices, pour les banquets et les moments solennels.
  • Compotes et confitures : Pommes, prunes d’ente (ancêtres du pruneau d’Agen), coings et cerises étaient confits en compotes parfumées au vin et aux herbes douces. Le premier recueil manuscrit bordelais mentionnant des fruits confits remonte au XIVᵉ siècle (source : Bibliothèque Mériadeck, ms. 3047).
  • Fromages frais : Du lait de brebis ou de vache, caillé avec de la présure végétale locale, servait à réaliser des « matons » (fromages blancs sucrés servis en dessert à Pâques).

Anecdotes et pratiques originales du Moyen Âge culinaire bordelais

  • Les stocks de poissons salés au port : Grâce à la puissance de la flotte bordelaise, le port voyait débarquer en 1380 plus de 1 500 barriques de morue séchée chaque saison (source : archives municipales). Une manière de supporter le carême, long de près de 100 jours par an.
  • Le privilège du vin chaud : Au XVe siècle, dans certaines tavernes des Chartrons, il était d’usage de servir un « hypocras » (vin épicé au sucre et à la cannelle) en apéritif lors des foires de la Saint-Michel.
  • La « journée blanche » : Selon la coutume, certains jours d’abstinence religieuse se traduisaient par des « repas blancs » à base de poissons, œufs et laitages, bannissant toute viande saignante.

Bordeaux médiéval : une palette unique d’influences et de saveurs à redécouvrir

La table bordelaise du Moyen Âge se déchiffre à travers une mosaïque d’ingrédients : produits locaux du fleuve et des vignes, importations exotiques via le port, “paysanneries” revisitées lors des grandes fêtes religieuses ou seigneuriales. Redécouvrir ces ingrédients, c’est retrouver un véritable patrimoine vivant, dont certains produits, comme la lamproie, le pruneau ou l’hypocras, continuent à éclairer la gastronomie régionale. Nul doute que nombre d’entre eux, revisités par les chefs d’aujourd’hui, peuvent encore surprendre nos palais modernes : pourquoi ne pas s’inspirer des anciennes recettes, marier céréales, vin épicé et lamproie, ou tenter la réalisation d’un pain d’épices médiéval lors d’un prochain repas entre amis ?

Pour aller plus loin : la salle du Moyen Âge du Musée d’Aquitaine de Bordeaux expose de nombreux objets et manuscrits culinaires de cette époque, et plusieurs publications universitaires permettent d’approfondir ces délicieuses questions (voir notamment les travaux de Bruno Laurioux et de Christian Duprat).

Un voyage gourmand à travers le temps, pour donner à la gastronomie bordelaise d’aujourd’hui une nouvelle saveur… venue du passé.

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