Voyage dans la Cuisine Médiévale Bordelaise : Spécialités et Secrets d’Autrefois

24 août 2025

L’art de manger à Bordeaux au Moyen Âge : contexte, influences et sources

Bien loin de l’image dorée des festins royaux, la gastronomie médiévale bordelaise reflétait d’abord un territoire façonné par la Garonne, le port, la diversité de ses habitants et le climat océanique. Dès le XIII siècle, Bordeaux était déjà un carrefour commercial majeur, ouvert sur l’Angleterre et l’Europe du Nord grâce au commerce du vin. Cette effervescence commerciale favorisait l’arrivée de denrées inédites, d’épices orientales, mais aussi l’afflux de recettes variées transmises par les marchands, les familles bourgeoises ou les communautés religieuses.

Les sources principales pour affiner notre connaissance de cette cuisine locale restent les chartes municipales, les registres de taxes sur les denrées, les livres de comptes de maisons seigneuriales ou bourgeoises, et de rares ouvrages culinaires comme le « Viandier » de Taillevent (XIV siècle) ou le « Ménagier de Paris ». Si ces recueils ne sont pas exclusivement girondins, ils tracent une toile de fond précieuse pour replacer Bordeaux dans la mosaïque culinaire médiévale.

L’alimentation y était hautement structurée par la religion : alternance de jours gras et maigres, Carême strict, inventivité autour du poisson. Beaucoup de plats disparus aujourd’hui témoignent d’une adaptation ingénieuse aux ressources locales.

A la table bordelaise : les produits phares

Le pain : fierté quotidienne des fours girondins

Aucune table médiévale sans pain ! À Bordeaux, le « pain bis », plus sombre, nourrissait le peuple alors que la bourgeoisie consommait du pain blanc, plus coûteux. Les boulangers utilisaient d’abord du froment (pour le pain blanc), ensuite du seigle ou de l’orge selon les récoltes. Le pain, en miche massive de plusieurs kilos, était parfois trempé dans le vin local pour attendrir la mie. Un four public, attesté dans la ville dès le XIII siècle, fournissait chaque quartier (voir : Archives Bordeaux Métropole).

Le poisson, roi des rivières et adaptes du Carême

Dépendante de la Garonne, la cuisine bordelaise médiévale faisait la part belle au poisson. Esturgeons majestueux – dont les œufs étaient transformés en un caviar précoce –, aloses, lamproies, anguilles, brochets, saumons : rares étaient les tables bordelaises qui n’en servaient pas, surtout lors des 130 jours maigres de l’année liturgique. On les consommait :

  • Grillés ou bouillis, souvent nappés de sauces acidulées au verjus
  • Farcis d’herbes locales (cresson, oseille), ou accommodés à l’aigre-doux avec raisins secs et épices
  • Conservés séchés, fumés ou salés pour les mois dépourvus de prise fraîche

La lamproie, très appréciée, donnait déjà lieu à des recettes sophistiquées : cuite dans du vin rouge, avec épices et poix de pain – ancêtre du noble « lamproie à la bordelaise » d’aujourd’hui.

La pêche faisait l’objet de taxes municipales, preuve de son importance : en 1294, le « droit d’octroi » sur la vente de poisson à Bordeaux rapportait une part importante des recettes communales (source : « La vie quotidienne à Bordeaux au Moyen Âge », Michel Cassan, Hachette).

Le vin bordelais : richesse, commerce et alimentation

Dès le XII siècle et l’union d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri Plantagenêt, le vin bordelais est expédié à Londres – mais il est aussi omniprésent dans l’alimentation locale. On le boit coupé d’eau, on l’utilise pour cuire viandes et poissons, confectionner des sauces, ou fabriquer le "verjus" (jus acide de raisins verts).

Certaines tavernes du port proposaient des plats cuits dans le vin local, souvent relevés par des épices importées, toute une gamme d’entrées à base de rillettes de poisson ou de légumes fermentés.

On estime qu’au XIV siècle, 80 % du vin exporté depuis Bordeaux était du « claret », vin rouge pâle ou rosé apprécié des Anglais (source : « Histoire du Vin de Bordeaux », Jacques Dupont, Editions du Chêne).

Herbes, légumes et épices : du jardin potager aux routes de la soie

Contrairement aux clichés, le Moyen Âge bordelais n’était pas dépourvu de verdure. Les jardins urbains et ruraux abritaient :

  • Choux, poireaux et fèves
  • Oignons, ail, raves et navets
  • Plantes aromatiques comme le persil, la sauge, le cerfeuil, l’aneth

La présence du port a permis l’arrivée relativement précoce d’épices rares : poivre, gingembre, cannelle, clous de girofle, macis… Ces saveurs, utilisées avec parcimonie, signalaient l’opulence d’une table ou la réussite sociale de ses hôtes. A Bordeaux, muscade et cannelle, venues par les marchands génois, amélioraient sauces, potages et pâtisseries.

On trouve encore trace, dans les inventaires du XIV siècle, de l’utilisation du safran (importé par les marchands arabes), notamment dans les recettes festives ou pour colorer certains plats de carême (cf : « Cuisine médiévale pour tables d’aujourd’hui », Brigitte Racine).

Viandes, salaisons et charcuteries d’antan

Les Bordelais aisés consommaient abondamment bœuf, porc et volailles : chapons, poules, oies et canards, achetés vivants sur le marché Saint-Michel ou au marché des Capucins (déjà présent à la fin du Moyen Âge). Les bouchers étaient organisés en confréries très réglementées, produisant chaque jour saucisses, andouilles, jambons fumés et pâtés.

Le porc se conservait en salaison (jambons, lards), les morceaux moins nobles entrant dans la confection de « broyés », de soupes épaisses ou de panades. Le gibier (cerf, sanglier, lièvre) restait, lui, l’apanage des aristocrates ou des banquets municipaux officiels. Des « pitances » étaient régulièrement offertes aux pauvres lors des grandes fêtes religieuses.

Pâtisseries médiévales et douceurs oubliées

Si l’on connait les cannelés aujourd’hui, la pâtisserie bordelaise du Moyen Âge était tout à fait différente. Parmi les douceurs souvent évoquées dans les archives et livres de recettes :

  • Le pastel : tourte sucrée/salée fourrée de fruits, de fromage frais, d’herbes ou de volailles, enveloppée de pâte et cuite au four
  • La galette de miel : ogive plate de pâte brisée ornée de graines d’anis, badigeonnée de miel ou de sirop de raisin
  • Les flaons : flans à base de lait caillé et œufs, parfois aromatisés au safran

Les fruits étaient consommés cuits : pommes, poires, prunes, raisins en compote ou en confiture, selon la tradition des maisons bourgeoises bordelaises.

On buvait aussi un « hypocras » local, vin épicé et sucré, servi lors des fêtes, qui rappelle que Bordeaux n’a jamais cessé de mêler plaisir du goût et production viticole (voir : « La Cuisine au Moyen Âge », Bruno Laurioux, Editions Loubatières).

Plaisirs simples : quotidienneté et convivialité à la bordelaise

Au-delà des grandes tables, la majorité des Bordelais consommait des repas sobres mais roboratifs : soupes, bouillies de céréales, ragoûts à base de légumes et de morceaux de viande moins nobles, pain trempé au bouillon, oignons confits au vin.

Les grandes foires et marchés attiraient des aubergistes qui grillaient viandes, poissons ou légumes sur les places publiques. L’une des grandes traditions était la « cambuse » bordelaise : ripailles collectives, chaque convive apportant pain ou fromage, parfois un morceau de pâté, partagé autour d’un pichet de vin nouveau.

L’Église imposait de longs jeûnes : le poisson, les œufs et parfois le lait remplaçaient la viande. Cette austérité a stimulé la diversité des recettes et la créativité des cuisiniers locaux.

Quelques anecdotes savoureuses sur la gastronomie médiévale à Bordeaux

  • En 1392, lors des festivités données pour l’entrée du roi Charles VI à Bordeaux, il fut servi un « estragon d’esturgeon » farci et rôti, preuve du raffinement aquatique local (source : Archives municipales de Bordeaux).
  • La première mention du caviar bordelais date du XVe siècle, mais l’esturgeon était déjà au menu des banquets cent ans auparavant.
  • Le port bordelais voyait transiter, dès 1350, plus de 2,5 millions de litres de vin par an. Celui vendu aux Anglais alimentait non seulement les tavernes, mais aussi la confection de sauces sucrées ou vinaigrées, typiques de la cuisine du temps.
  • On retrouve la trace, dans le quartier Saint-Pierre, de vendeurs ambulants de « pastissons » : petits pains fourrés à la viande ou au fromage, ancêtres de la street food bordelaise.

Résonances actuelles et héritages

Plusieurs spécialités d’aujourd’hui sont héritières de cette période médiévale : la lamproie à la bordelaise ou la vénération du vin en témoignent, tout comme le goût des soupes épaisses et des sauces travaillées. La diversité et la convivialité étaient déjà au cœur du modèle bordelais, comme la capacité à composer avec des influences étrangères, du port anglais à l’Italie des épices.

Découvrir l’histoire de la gastronomie bordelaise, c’est se rappeler que l’innovation culinaire n’est jamais loin du patrimoine, et que chaque plat revisité aujourd’hui trouve des racines, souvent oubliées, dans les marmites du Moyen Âge.

Pour approfondir, je recommande :

  • « La vie quotidienne à Bordeaux au Moyen Âge », Michel Cassan, Hachette
  • « Histoire du Vin de Bordeaux », Jacques Dupont, Editions du Chêne
  • « La Cuisine au Moyen Âge », Bruno Laurioux, Editions Loubatières

À travers l’exploration des saveurs médiévales, on mesure combien l’esprit de découverte est indissociable de la passion bordelaise pour la bonne chère !

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