Voyage au cœur du cannelé bordelais : une douceur séculaire sous les projecteurs

27 décembre 2025

Le cannelé, une énigme gourmande à la bordelaise

Symbole universel de la gastronomie bordelaise, le cannelé (ou canelé) se reconnaît à sa coque caramélisée, presque laquée, et à son cœur tendre délicatement parfumé au rhum et à la vanille. Mais d’où vient exactement ce petit gâteau iconique, qui s’impose aujourd’hui sur toutes les tables girondines et même au-delà des frontières ? Longtemps, sa genèse est restée obscure, teintée de folklore. Plongée dans un voyage historique et gustatif pour démêler le vrai du mythe.

Des racines lointaines : mythe ou réalité autour des sœurs Annonciades ?

La légende la plus répandue associe la naissance du cannelé à un couvent bordelais du XVIIIe siècle. Selon la tradition orale, les religieuses de l’ordre des Annonciades du couvent Sainte-Eulalie confectionnaient des « canelats » : des petits gâteaux cylindriques, croustillants à l’extérieur, cuits dans des moules cannelés et à base de jaunes d’œufs, de farine, de sucre, de vanille et de rhum.

Cependant, cette légende demande nuance : de nombreux historiens, dont Jean-Claude Ricard (ancien conservateur du musée d’Aquitaine), insistent sur le fait qu’aucun manuscrit d’époque ne mentionne de recette proche du cannelé à Sainte-Eulalie. Le mot « canelé » dans son orthographe actuelle n’est attesté dans les archives qu’au XXe siècle. (Sud Ouest)

  • Le dictionnaire de l’Académie française (édition de 1932) ne recense pas non plus ce terme.
  • Seuls « canoles » – pâtisseries du Limousin et du Périgord proches du cannelé – apparaissent dans la littérature dès le Moyen Âge.

Malgré ces doutes historiques, la tradition religieuse reste ancrée dans l’imaginaire collectif à Bordeaux, reflet de l’influence du clergé sur l’histoire culinaire de la ville.

Un gâteau d’économie et de récupération : les origines pragmatiques du cannelé

Pour comprendre la naissance du cannelé, il faut remonter au Bordeaux du XVIIIe et XIXe siècles, alors grand port négrier, capitale du négoce du sucre, du rhum et de la vanille venus d’outre-mer. À la même époque, les viticulteurs bordelais utilisaient le blanc d’œuf pour le collage et la clarification des vins, laissant de côté des quantités considérables de jaunes d’œufs.

Une hypothèse largement accréditée par les historiens : pour ne pas gaspiller ces jaunes, des pâtissiers les utilisent pour créer des pâtisseries, agrémentées des produits coloniaux (rhum, sucre, vanille) facilement accessibles sur le port de Bordeaux (France 3 Nouvelle-Aquitaine).

  • Jusqu’à 500 000 hectolitres de vin étaient ainsi collés chaque année au XIXe siècle, générant un surplus énorme de jaunes d’œufs.
  • Les moules disponibles sur place, en cuivre cannelé, donnent au gâteau sa forme caractéristique et son nom définitif.

Il est donc probable que l’origine du cannelé soit le fruit d’un subtil mélange entre l’influence religieuse locale et le contexte commercial et maritime de Bordeaux, dans une démarche d’économie et de valorisation des surplus alimentaires.

Du « canelat » au « cannelé » : évolution d’une recette et d’un nom

Au fil du temps, la recette évolue et s’affine. Si les premiers « canelats » ou « cannelons » apparaissent dans certains écrits culinaires bordelais du début du XXe siècle, c’est sous l’appellation « cannelé » qu’il se fait une place à part entière dans les étals et pâtisseries autour de 1930.

  • En 1937, la Confrérie du Canelé de Bordeaux est fondée pour défendre la recette et l’orthographe traditionnelle à un seul « n ». (Confrérie du Canelé de Bordeaux)
  • La version moderne, enrichie de rhum agricoles antillais et de vanille bourbon, se démocratise après la Seconde Guerre mondiale.
  • Dans les années 1980, la famille Baillardran participe à la renaissance du cannelé à Bordeaux, ouvrant la célèbre enseigne du même nom. Dès lors, la pâtisserie conquiert le cœur des Bordelais, puis du monde entier.

Secrets de fabrication : entre tradition et innovation

Si la recette du cannelé semble d’une apparente simplicité, sa réussite exige patience et précision. Les puristes ne jurent que par :

  • Une pâte fluide, proche d’une pâte à crêpe, reposée entre 24 et 48 heures.
  • Des moules en cuivre, enduits traditionnellement de cire d’abeille, pour obtenir une croûte croustillante caractéristique.
  • Un contraste net entre une croûte brune, presque caramélisée, et un cœur fondant, aérien.

Aujourd’hui, certains utilisent le moule en silicone pour plus de praticité, mais les spécialistes s’accordent pour affirmer que le cuivre reste incomparable pour le rendu visuel et gustatif.

Les étapes clés de la fabrication :

  1. Préparation de la pâte : œufs, jaunes d’œufs, sucre, lait, beurre, farine, rhum, vanille.
  2. Temps de repos : pour développer arômes et texture, la pâte doit reposer au froid minimum 24h.
  3. Beurrage/cirage des moules : avec du beurre clarifié voire de la cire d’abeille fondue.
  4. Cuisson vive : démarrage à 240 °C puis poursuite à 180 °C, pour saisir la croûte sans dessécher l’intérieur.

Un bon cannelé offre à la fois un parfum subtil de rhum et de vanille, une forme harmonieuse, et ce jeu inimitable de textures.

Toujours au cœur de l’identité girondine

Élevé au rang de patrimoine gourmand, le cannelé de Bordeaux s’affiche en ambassadeur de la culture locale : il existe plus de 600 pâtisseries et boulangeries proposant des cannelés « faits maison » rien qu’en Gironde (Sud Ouest).

En 1985, la création de la Confrérie du Canelé de Bordeaux contribue à protéger le savoir-faire local et à promouvoir la qualité du produit. Chaque année, plusieurs concours distinguent les meilleurs cannelés de la région, selon des critères stricts :

  • Alvéolage du cœur
  • Brunissement de la coque
  • Équilibre du parfum et de la texture

La recette traditionnelle reste jalousement défendue face aux déclinaisons modernes (chocolat, agrumes, pistache…), mais ces dernières participent aussi au rayonnement de la spécialité bordelaise.

Anecdotes et chiffres marquants sur le cannelé

  • Près de 35 millions de cannelés sont dégustés chaque année rien qu’à Bordeaux et dans sa métropole (source : Chambre de Commerce de Bordeaux).
  • Le record du cannelé géant : en 2014, un cannelé de 1,14 mètre de haut et 85 kilos a été fabriqué lors de la Fête du Vin à Bordeaux.
  • En 2023, près de 80 tonnes de rhum ont été importées à Bordeaux, et la part destinée à la production de cannelés représente près de 12 % (source : Fédération Française des Spiritueux).
  • Les plus grands ateliers de Bordeaux : Baillardran, La Toque Cuivrée, Cassonade et d’autres produisent jusqu’à plus de 100 000 cannelés par jour à certaines périodes de l’année.

Adresses incontournables pour (re)découvrir le cannelé à Bordeaux

  • Baillardran : la référence historique, avec boutiques dans toute la ville.
  • La Toque Cuivrée : pour une dégustation populaire et abordable.
  • La Maison du cannelé (rue de la Vieille Tour) : institution artisanale pour goûter la version traditionnelle.
  • Pâtisserie Lemoine : réputée pour son équilibre parfait entre croûte et moelleux.
  • Boutique Cassonade : créations originales et respect de la tradition.

Plusieurs écoles de cuisine locales et ateliers proposent de s’initier à la confection du cannelé, notamment l’École du Grand Noble et l’Atelier des Chefs.

Le cannelé aujourd’hui : entre tradition et modernité, un patrimoine à savourer

De dessert de récupération à fleuron de la gastronomie girondine, le cannelé témoigne de la capacité bordelaise à réinventer la tradition sans perdre son âme. Ancré dans la vie quotidienne et synonymes de convivialité, les cannelés profitent aussi du rayonnement international de Bordeaux : on les retrouve à Tokyo, New York ou Londres, où pâtissiers et chefs s’approprient la recette, la réinventent, la célèbrent.

Côté patrimoine, les acteurs locaux poursuivent leur travail de valorisation pour que le cannelé soit officiellement reconnu par un label (Indication Géographique Protégée – IGP) afin de protéger la recette contre les imitations industrielles.

À Bordeaux, déguster un cannelé, c’est se relier à une histoire complexe, empreinte d’échanges, de mélange des cultures et d’inventivité. Derrière le croustillant de la caramélisation se cache tout un pan du passé régional, de la vie portuaire aux traditions religieuses, des techniques artisanales à l’audace des producteurs d’aujourd’hui.

Pour prolonger l’expérience, de nombreux guides, ateliers et musées locaux racontent encore les secrets du cannelé et invitent chacun à s’approprier ce rite bordelais, entre tradition, partage et plaisir simple.

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