Bordeaux à l’heure hollandaise : quand Bataves et Girondins révolutionnaient vins et poissons

5 novembre 2025

Les Hollandais à Bordeaux : des marchands pionniers

Les Provinces-Unies, l’actuel Pays-Bas, forment au XVIIe siècle l’un des foyers commerçants les plus dynamiques d’Europe. Leur flotte marchande sillonne l’Atlantique et les mers du Nord, reliant Bordeaux aux grands ports d’Amsterdam, de Rotterdam ou de La Rochelle.

  • Dès 1620, on compte plus de 400 familles hollandaises à Bordeaux (source : Archives municipales de Bordeaux).
  • Les Hollandais contrôlent une grande partie des exportations de vin, et dominent le commerce des denrées maritimes, mais également du sel, indispensable à la conservation du poisson.

Leur pragmatisme s’impose : là où les Anglais raffolent des « clarets » bordelais légers, les Hollandais préfèrent des vins blancs puissants et forts, convenant au transport maritime. Surtout, ils imposent des techniques innovantes dans la conservation, la transformation et l’échange de produits maritimes et vinicoles.

Le poisson sous influence hollandaise : nouvelles consommations et techniques

La Morue : l’or blanc du commerce hollandais

La morue occupe une place centrale : pêchée à Terre-Neuve puis salée, la morue arrive à Bordeaux sous tonneau ou fardeau. Les Hollandais, géants de la pêche à la morue, en font un pilier de l’alimentation populaire et religieuse.

  • On estime qu’au XVIIIe siècle, plus de 70 % de la morue consommée en Gironde était importée via les navires hollandais (source : « Morue, mythe et réalités d’un poisson voyageur », Musée Maritime de Bordeaux).
  • Le Carême et les vendredis sans viande, imposés par la tradition catholique, accéléraient cette évolution : chaque Bordelais consommait environ 20 kg de poisson (principalement de morue) par an, un record pour l’époque.

Des techniques modernes de salaison et de conservation

Les Hollandais importent également leurs méthodes de salaison, plus efficaces, permettant de conserver poissons et crustacés des semaines durant, et donc de les consommer toute l’année. Cette innovation favorise la naissance de marchés spécialisés et la démocratisation de la consommation de poissons à Bordeaux.

  • Les marais salants du bassin d’Arcachon, modernisés sous influence hollandaise, participent à cette dynamique.
  • La tradition du poisson séché ou salé s’installe dans la gastronomie régionale : bonite, sardine et colin prennent place sur les tables girondines, souvent préparés « à la hollandaise », c'est-à-dire légèrement fumés ou salés, puis accommodés d’herbes aromatiques locales.

Commerce et transformation du vin : la main invisible des Pays-Bas

L’invention des grands blancs secs et liquoreux

On oublie souvent que les Hollandais, grands consommateurs de bière mais aussi de vins blancs, sont indirectement à l’origine du développement des vignobles de Graves et d’Entre-Deux-Mers. Au XVIIe et XVIIIe siècles, ils encouragent la plantation de cépages blancs, râbles à l’acidité marquée, parfaits pour la distillation ou la consommation sous forme sèche et moelleuse.

  • Les premiers Sauternes et vins liquoreux bordelais trouvent ainsi preneurs parmi les négociants du Nord.
  • Jusqu’à 70 % des vins dits « secs » exportés de Bordeaux à Amsterdam et Hambourg partaient dans des bateaux hollandais entre 1650 et 1750 (source : CIVB, Comité interprofessionnel du vin de Bordeaux).

Drainer les terres, façonner le paysage viticole

Un épisode clé, souvent méconnu, mais absolument fondamental : l’intervention hollandaise dans le drainage des marais du Médoc. À partir de 1607, des ingénieurs bataves sont invités par les propriétaires terriens girondins pour assécher les sols marécageux. Ce sont eux qui permettent la viticulture dans des territoires jusqu’alors inexploitables.

  • Ces grands travaux aboutissent à la naissance de domaines mythiques tels que le Château Margaux ou le Château Lafite.
  • On estime à plus de 12 000 hectares de marais drainés grâce à ces techniques venues des Pays-Bas (source : « Histoire du vignoble médocain », revue Le Festin).

Les grandes tables bordelaises et la « cuisine hollandaise » : influences persistantes

Poissons fumés et « brandade » boréale

Si la brandade de morue évoque le Sud, sa version bordelaise doit beaucoup au goût hollandais : poisson salé, ail, lait, herbes fines… mais aussi la présence de recettes à base de harengs fumés, un clin d’œil à la tradition du Zoute haring, célèbre dans toute la mer du Nord.

  • Le fameux « poisson à la barrique » – harengs, sardines et anchois stockés dans des tonneaux, vendus sur les marchés des Chartrons – est popularisé par les marchands bataves dès le XVIIe siècle.
  • Les premiers « traiteurs de poissons » bordelais, au XVIIIe, proposaient jusqu’à sept variétés différentes de poissons fumés, issus des salaisons hollandaises.

Parmi les touches originales héritées : l’habitude d’accompagner harengs, anguilles ou sardines de moutarde (importée de Hollande) et de pain de seigle, des usages toujours visibles dans certaines tables bordelaises.

Le vin blanc doucereux, complice du poisson

Les Hollandais, grands amateurs de contrastes, privilégiaient l’alliance entre les poissons fumés ou salés et les vins blancs doux, à la sucrosité équilibrant le sel et le fumé du plat. Cette tradition explique, aujourd’hui encore, les accords systématiques entre poissons (morue, anguille ou crevettes grises) et Sauternes, Loupiac ou Cadillac sur certaines cartes de restaurants girondins.

Spécialités bordelaises : l’inspiration du Nord toujours vivante

En cuisine : recettes, astuces et héritages

  • Morue à la Bordelaise : toujours présente dans les familles, elle se prépare avec ail, vin blanc, persil et huile d’olive, mais la version « hollandaise » ajoute souvent poivre, laurier et moutarde.
  • Anguille fumée : très présente sur la Garonne, elle se déguste sur le pouce avec un verre de blanc sec, parfois relevée d’un filet de jus de citron et de quelques câpres.
  • Éclades et grillades de sardines : sur le Bassin d’Arcachon, la cuisson sur aiguilles de pin rappelle les méthodes nordiques, tout en se mariant aux arômes de sel et d’herbes.

Dans le verre : renouvellement des styles et des cépages

Outre le Sémillon et le Sauvignon, favoris des Hollandais, la culture de l’Ugni blanc et du Colombard doit aussi beaucoup à leur demande de vins à distiller, à fort rendement mais aussi à la fraîcheur particulière. De cette dynamique naîtront cognacs, armagnacs et eaux-de-vie, eux-mêmes exportés dans les grandes foires néerlandaises (source : « Histoire de la distillation charentaise et girondine », Université de Bordeaux).

Ancrages, héritages… et adresses à découvrir

Lieux pour goûter l’influence hollandaise à Bordeaux et alentours

  • Les marchés des Chartrons : ancres historiques du commerce hollandais, avec toujours aujourd’hui de magnifiques étals de poisson, harengs fumés et morue salée.
  • Le Musée Mer Marine de Bordeaux : une section entière consacrée au négoce hollandais et à ses impacts culinaires.
  • Restaurants de poisson des quais : institutionnels, certains mettent en avant des recettes héritées (essayez la « morue à la hollandaise » chez La Cagette ou le Café du Port).
  • Bar à vins du CIVB : pour explorer les blancs secs et moelleux qui séduisaient jadis les navires hollandais.

Envie d’aller plus loin ?

  • Le passionnant ouvrage « Bordeaux et les Pays-Bas : histoire d’un négoce 1600-1850 » (Éditions Mollat) analyse en profondeur ces échanges.
  • Les archives culinaires du Musée d’Aquitaine conservent manuscrits et menus illustrant la fusion des goûts bataves et girondins.

Un passage durable du goût hollandais dans la culture girondine

Du drainage du Médoc à la dispersion des salaisons dans les halles, l’influence hollandaise sur la consommation de poissons et de vins à Bordeaux marque toute la culture gourmande régionale. En redéfinissant circuits, goûts et manières de table, les Bataves ont non seulement favorisé l’émergence d’une gastronomie du poisson et du vin blanc, mais aussi véritablement sculpté les paysages et les gestes de la Gironde. Leurs apports se dégustent toujours, que ce soit dans la saveur d’un hareng fumé ou dans l’équilibre d’un blanc moelleux. Un héritage à célébrer, à explorer, et surtout… à savourer, encore et toujours !

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